L’expression « avoir une mémoire d’éléphant » en dit long sur la réputation des capacités mémorielles de ces animaux, et ce n’est pas un hasard. Il existe en effet des preuves que les proboscidiens se souviennent encore des points d’eau qu’ils ont visités des décennies plus tôt. Ils reconnaissent aussi souvent les congénères qu’ils n’ont pas croisés depuis longtemps. Toutefois, cette excellente mémoire sociale à long terme s’étend-elle également aux membres d’autres espèces ? Pour le savoir, des chercheurs dirigés par Martin Kränzlin du jardin zoologique et botanique de Wilhelma à Stuttgart, en Allemagne, ont mené des expériences pour savoir si les éléphants de savane d’Afrique (Loxodonta africana) pouvaient se souvenir de leurs gardiens humains même après plus de dix ans de séparation. Et les résultats ont été surprenants…
Tester la mémoire des éléphants
Pour de nombreux animaux sauvages, la capacité de reconnaître des menaces potentielles sous la forme d’une autre espèce (en bref, ses prédateurs) est une compétence importante aux conséquences majeures. Pour les animaux vivant en groupes sociaux, il est également important de reconnaître les membres de la même espèce et de pouvoir distinguer les individus. Les éléphants en sont capables. Néanmoins, cette capacité s’étend-elle aussi aux humains ?
« Il y a des histoires passionnantes d’éléphants asiatiques qui le suggèrent », rappelle Martin Kränzlin qui a réalisé cette nouvelle étude dans le cadre de sa thèse de licence sous la supervision de la professeure Christine Böhmer (groupe de travail Zoologie et Morphologie fonctionnelle des vertébrés) à l’Institut zoologique de l’Université de Kiel. « Par exemple, il a été rapporté que des éléphants ont jeté des pierres sur un ancien propriétaire qu’ils n’aimaient pas lorsqu’ils l’ont rencontré à nouveau de nombreuses années plus tard. Cependant, ce ne sont que des récits anecdotiques ; cette question n’a pas encore été scientifiquement étudiée. »
Pour savoir ce qu’il en est, l’équipe, qui publie dans Zoobiology, a lancé une série d’expériences dans le Serengeti-Park Hodenhagen en Allemagne. Ces recherches impliquaient deux éléphants : Bibi, une mère de 36 ans et sa fille de 14,75 ans, Panya. Ces femelles avaient auparavant vécu au Tierpark Berlin où elles avaient interagi avec des gardiens pendant plusieurs années avant d’être relogées. Lorsque ces individus ont été transférés vers de nouvelles installations, ils ont laissé derrière eux les soignants avec lesquels ils avaient formé des liens. Les tests avaient pour but de vérifier si treize ans après la séparation, ces grands mammifères étaient capables de se souvenir de leurs anciens soignants.
Des stimuli auditifs, olfactifs et visuels
Pendant 35 jours, les éléphants ont été exposés à différents types de stimuli sensoriels (auditifs, olfactifs et visuels) provenant de trois catégories de personnes : leurs gardiens actuels, les anciens et des individus inconnus. Cela a ainsi permis aux chercheurs d’évaluer si ces animaux pouvaient distinguer les humains connus et inconnus en utilisant différentes modalités sensorielles. « Nous avons contacté les anciens gardiens du zoo de Berlin, un total de trois hommes », précise Kränzlin. « Pour notre expérience, ils ont porté un t-shirt pendant huit heures que nous avons ensuite utilisé comme stimulus olfactif. Nous avons également enregistré une courte phrase parlée de leur part et pris des portraits photo d’eux. »
Les chercheurs ont alors installé deux supports l’un à côté de l’autre à l’extérieur de l’enclos. Sur l’un d’eux, ils présentaient un stimulus provenant d’un ancien soignant (par exemple, un t-shirt porté ou une impression grandeur nature d’une photo de portrait). Sur l’autre, ils présentaient le stimulus correspondant d’une personne inconnue des éléphants.

Les éléphants s’intéressaient plus aux odeurs des anciens gardiens
Les animaux pouvaient voir les deux supports depuis leur enclos, mais ne pouvaient pas les atteindre avec leur trompe. Néanmoins, ils essayaient régulièrement de le faire afin d’examiner de plus près les stimuli présentés. « Nous avons filmé le comportement de chaque éléphant que nous avons testé. Nous avons ensuite utilisé les vidéos pour analyser à quelle fréquence et pendant combien de temps l’animal étendait sa trompe vers les supports », rapporte le chercheur. Cette installation visait à tester une hypothèse : si le stimulus présenté semble familier au pachyderme testé, cela devrait susciter un plus grand intérêt et les animaux devraient essayer de les atteindre plus fréquemment et plus longtemps.
Et cela s’est vérifié… mais seulement si le stimulus présenté était un t-shirt, et donc olfactif. En revanche, il n’y avait pas de différences statistiquement significatives entre leurs réactions aux photos de portrait et aux phrases parlées. Ce n’est pas entièrement surprenant, ces mammifères à trompe ont un excellent odorat, en particulier ceux qui évoluent dans la savane africains. Ils possèdent en effet l’un des odorats les plus développés et aiguisés du règne animal. En revanche, leur vue est relativement floue. « Nos résultats sont une indication claire que les éléphants peuvent au moins se souvenir de l’odeur de leurs anciens gardiens, même des décennies plus tard », résume ainsi la professeure Christine Böhmer. « Néanmoins, des études supplémentaires avec un plus grand nombre d’individus sont nécessaires pour confirmer les résultats. »
Moins de résultats sur les sons
Il est toutefois étonnant que face à des enregistrements vocaux des gardiens disant des phrases simples, les éléphants n’aient pas montré de préférence significative pour les voix de leurs anciens soignants par rapport à celles d’inconnus. En effet, ces animaux utilisent les vocalisations pour la communication à longue distance et peuvent reconnaître des congénères par leurs appels, en plus de leur donner des noms. Les sons sont donc essentiels pour ces animaux massifs.
Les chercheurs ont ainsi émis l’hypothèse que les éléphants avaient peut-être prêté plus d’attention au son général plutôt qu’aux caractéristiques spécifiques de la voix ou que la reconnaissance auditive des humains pourrait être moins développée que la mémoire olfactive. Cependant, ce n’est pas encore clair.
Pourquoi est-ce important ?

Les éléphants dans les zoos développent souvent des liens forts avec les humains qui s’occupent d’eux. Des études prouvent même que ces relations étroites peuvent réduire le niveau de stress et améliorer le bien-être des animaux. La découverte qu’ils peuvent se souvenir des soignants qu’ils n’ont pas vus depuis des années suggère que ces liens sont encore plus profonds qu’on ne le pensait auparavant. Les résultats sont donc très intéressants pour la gestion des zoos. En effet, si les pachydermes se souviennent vraiment de ces personnes aussi longtemps, cela suggère qu’ils sont très importants pour les animaux.
Une relation stable avec leurs soignants humains peut donc potentiellement avoir un effet très positif sur le bien-être des individus en captivité et peut conduire à de nouvelles approches pour gérer ces relations. Cela peut surtout se révéler particulièrement important lors d’un transfert d’un établissement à un autre. Par exemple, les zoos peuvent envisager de permettre aux gardiens de rendre visite aux éléphants dont ils s’occupaient autrefois lors de transitions stressantes comme ces relocalisations.
Cela peut également faire une différence en dehors des zoos
À l’état sauvage, les éléphants distinguent en effet les groupes humains menaçants des non menaçants. En fait, selon une autre étude publiée en 2014, ils se souviennent même de certaines ethnies humaines, du sexe et de l’âge des humains à partir d’indices acoustiques dans les voix humaines. En fonction de leurs expériences passées, ils peuvent ainsi reconnaître les voix de leurs ennemis et se montrer méfiants, voire agressifs envers eux.
Bien que menée sur un petit échantillon et nécessitant donc des travaux plus poussés, cette nouvelle recherche renforce l’idée que ces animaux conservent des souvenirs à long terme d’individus humains, ce qui peut influencer leur comportement lors des rencontres homme-faune. Cette capacité de mémoire fournit donc un nouvel axe de réflexion pour l’atténuation des interactions négatives entre les humains et les éléphants, notamment dans les zones où le conflit entre les deux espèces est un problème (comme dans certaines parties de l’Afrique et de l’Asie).
Vous pouvez consulter l’étude ici.
