Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les mammifères mâles ne produisent pas de lait pour leur progéniture ? Cette question se justifie, les mâles étant pourvus génétiquement de l’équipement nécessaire (des tissus mammaires) et le potentiel pour le faire. Dans le monde animal, il existe même une espèce de chauves-souris frugivores du Sud-Est asiatique, le Cynoptére dayak (Dyacopterus spadiceus), qui en est capable, mais elle fait figure d’exception. Malgré cela, la lactation ne leur semble généralement pas ouvertement disponible, notamment à cause d’un manque de déclencheurs hormonaux (et principalement la prolactine). Mais pourquoi est-ce ainsi au juste ?
Ce phénomène a longtemps interrogé les scientifiques et s’il n’existe pour l’heure encore aucune raison pour justifier pleinement cet état de fait, un modèle mathématique récemment proposé par des chercheurs du Département de Mathématiques de l’Université de York (Toronto, Canada) apporte une explication plausible. L’équipe était en effet fascinée par le Douroucouli d’Azara (Aotus azarae), un primate nocturne chez qui le père s’occupe du bébé 80 à 90 % du temps et ne le laisse à la mère que pour la tétée. Ce fait intrigant a poussé ces scientifiques à s’intéresser à ce sujet insolite.
Pourquoi les mâles n’allaitent-ils pas ? Ce qu’en dit la science
Dans les années 70, les théoriciens de l’évolution avaient partagé une hypothèse selon laquelle les incertitudes entourant la paternité (et donc le risque de ne pas être le vrai géniteur du bébé) pouvaient avoir un effet sur l’élan évolutif qui pourrait les pousser à vouloir s’en occuper, notamment par le biais de l’allaitement. Avec leur nouvelle étude publiée le 27 juin 2024 dans Nature Communications, les chercheurs canadiens apportent quant à eux une perspective nouvelle complémentaire à celle-ci.
Dans ces travaux, ils rappellent notamment que par le biais de l’allaitement, les bébés sont exposés aux germes que contient le lait qui vont aider à créer son microbiome intestinal. Comme l’explique en effet le Dr Brennen Fagan, l’auteur principal de l’étude, c’est essentiel puisque cet « écosystème complexe de bactéries, de virus et de champignons ainsi que de matériel génétique […] joue un rôle crucial dans la santé, notamment en aidant à protéger les animaux contre les maladies, en les aidant à digérer la nourriture et également de plein d’autres manières que nous commençons tout juste à découvrir ».
En quoi cela est-il important pour expliquer le non-allaitement chez les mâles ?
Le chercheur explique que les microbes ne sont en soi ni bons ni mauvais, mais qu’un déséquilibre (notamment leur abondance) peut avoir un impact sur la santé de l’organisme. Or, par le biais de la naissance et possiblement aussi dans l’utérus, la génitrice en transmet déjà une partie à sa progéniture. Toutefois, le modèle mathématique des chercheurs démontre que s’il devait recevoir du lait de son géniteur, cela exposerait potentiellement le bébé à des bactéries supplémentaires au sein des populations mammifères. Finalement, la lactation chez les femelles uniquement limiterait les risques que son microbiome reçoive trop de microbes dangereux, alors qu’un allaitement des deux parents les multiplierait.

La pression sélective à l’œuvre
Selon le Dr George W. A. Constable, un des coauteurs de l’étude, cette théorie se tient puisqu’elle s’inscrit dans « un modèle de stratégies que les mammifères ont adopté dans une tentative évolutive de réduire la propagation d’éléments potentiellement nuisibles. Chez les humains, l’ADN mitochondrial est exclusivement transmis par la mère. Ce mécanisme fait office de filtre naturel qui maintient l’intégrité génétique tout en éliminant la prolifération de mutations nocives. De plus, il a aussi été suggéré que la prévalence des relations monogames chez certaines espèces était aussi une réponse adaptative qui sert à minimiser la transmission d’infections sexuellement transmissibles. » En doublant les risques, la lactation chez les mâles dépasserait les bienfaits apportés par la nutrition des deux parents, d’où l’émergence d’une pression sélective supplémentaire.
Les chercheurs insistent toutefois bien sur le fait que cette théorie ne vise absolument pas à former des jugements sur la manière dont chacun allaite ses enfants. Le Dr Fagan explique en effet que « notre modèle s’intéresse sur l’évolution à long terme dans le monde animal. Il ne nous dit rien sur des familles individuelles qui font des choix individuels sur la manière de nourrir leurs enfants en toute sécurité, et surtout pas chez les humains dans le monde moderne ». Il ajoute enfin que cette « hypothèse comble une lacune dans les théories évolutives et ne se concentre que sur la pression sélective chez les mammifères à l’échelle de la population, le tout sur de longues périodes de temps couvrant plusieurs générations ».
Retrouvez l’étude dans Nature Communications, sur ce lien.
