Si vous pensiez que l’herbe a toujours couvert la Terre, vous n’êtes pas seul. Après tout, on la retrouve partout : dans les prairies, les parcs, les champs de blé, les savanes africaines, jusqu’aux pelouses tondues de nos jardins. Et pourtant… l’herbe est une invention étonnamment récente de l’évolution, bien après l’apparition des dinosaures. Cette révélation pourrait bien changer la façon dont on imagine le passé – et même remettre en question certaines de nos représentations les plus ancrées.
Une arrivée tardive sur la scène de la vie
Les premières plantes terrestres sont apparues il y a environ 470 millions d’années, au cours de l’Ordovicien. Mais les graminées – la grande famille de plantes à laquelle appartient l’herbe – ne sont arrivées que très tard dans l’histoire de la Terre. Jusqu’à récemment, les plus anciens fossiles d’herbe connus remontaient à 56 millions d’années, soit près de 10 millions d’années après l’extinction des dinosaures.
Autrement dit, pendant l’essentiel de l’ère mésozoïque – l’« âge des dinosaures » –, aucune pelouse ne recouvrait la planète. Les Stegosaurus, les Allosaurus ou les Tricératops ont évolué dans un monde où les vastes prairies verdoyantes n’existaient pas. Et ça, c’est une bombe dans l’imaginaire collectif.
Les dinosaures ont-ils vu un brin d’herbe ?
Tout change en 2005, quand des scientifiques analysent des excréments fossilisés (coprolithes) vieux de 65 millions d’années, découverts en Inde. Surprise : on y trouve des phytolithes, des microstructures de silice typiques des graminées. Cette découverte pousse les chercheurs à réévaluer l’histoire de l’herbe. Peut-être que certaines espèces existaient déjà à la fin du Crétacé — donc avant l’extinction des dinosaures.
Et ce n’est pas tout. En 2017, des paléontologues chinois retrouvent des fragments d’herbe sur des dents fossiles de hadrosaures, datés de 113 millions d’années. Cela suggère que l’herbe existait bel et bien à l’époque des dinosaures, mais de manière discrète et localisée. On est donc loin des prairies luxuriantes : il s’agissait probablement de quelques espèces pionnières, disséminées dans un environnement très différent de celui qu’on connaît aujourd’hui.

Un monde sans pelouses
Même si certaines herbes existaient, elles étaient rares et peu dominantes. Les plantes qui régnaient sur la Terre des dinosaures étaient très différentes : fougères géantes, cycadales, conifères, et quelques angiospermes primitifs (plantes à fleurs). Le paysage global ressemblait davantage à une jungle préhistorique dense et étrange qu’à une savane herbeuse.
Cette absence de graminées a des implications profondes. Elle change notre compréhension du comportement alimentaire des dinosaures herbivores. Car contrairement aux mammifères modernes comme les chevaux, qui ont évolué pour digérer de l’herbe abrasive, les dinosaures n’avaient pas les dents adaptées à ce régime.
« L’herbe contient de la silice, une substance très abrasive », explique la paléontologue Susie Maidment. « Elle use les dents plus rapidement. Les chevaux, par exemple, ont développé des dents à couronne très haute. Les dinosaures, eux, remplaçaient leurs dents toute leur vie, mais cela aurait-il suffi face à une alimentation à base d’herbe ? »
Repenser le décor des dinosaures
Pour les paléoartistes et les muséographes, cette redécouverte de la chronologie botanique est un véritable défi. Jay Balamurugan, conceptrice visuelle pour la série Walking With Dinosaurs, confiait récemment à quel point il était difficile de recréer des paysages préhistoriques sans herbe : « La tentation est grande de tout verdir, parce qu’on associe ça au “naturel”. Mais la réalité, c’est que ces paysages n’existent plus. Ils étaient composés de plantes qu’on connaît très mal, voire pas du tout. »
Ce manque de végétation moderne pousse à réimaginer l’esthétique du monde des dinosaures : pas de tapis vert au sol, mais plutôt des sous-bois étranges, secs ou marécageux, souvent dominés par des fougères, des mousses ou des plantes archaïques.
Pourquoi c’est important
Dire que l’herbe est « récente », ce n’est pas juste une curiosité botanique. C’est un indice majeur pour reconstruire les écosystèmes du passé, comprendre les stratégies alimentaires des espèces disparues, et même évaluer la faisabilité de projets futuristes (et controversés) comme la « dé-extinction » des dinosaures. Si on recréait un Tricératops aujourd’hui, serait-il capable de survivre dans nos prairies modernes ?
Plus encore, cela souligne à quel point la biodiversité actuelle est jeune, fragile, et continuellement en mutation. Ce que nous considérons comme « permanent » – l’herbe, les forêts, les fleurs – est souvent le fruit d’évolutions récentes et contingentes. Et cela devrait humblement nous rappeler que la planète a existé pendant des centaines de millions d’années sans la moindre pelouse.
En résumé
L’herbe, aussi banale soit-elle aujourd’hui, est un acteur très récent dans l’histoire de la Terre. Sa relative nouveauté a des implications surprenantes : elle modifie notre vision du monde des dinosaures, remet en cause certains récits visuels populaires, et ouvre la porte à de nouvelles questions sur l’évolution des plantes, des régimes alimentaires, et même sur notre rapport au paysage naturel.
Alors la prochaine fois que vous marchez pieds nus dans l’herbe, pensez-y : pendant des centaines de millions d’années, ce simple plaisir était littéralement impossible.
