Le paradoxe des émissions de GES et du changement climatique : pourquoi nous n’agissons pas alors que nous savons ?

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Les données sont sans appel, les émissions de gaz à effet de serre atteignent des records. Pourtant, dès 1992, les États signaient la Convention Climat et s’engageaient à agir. Une ambition précisée en 2009, à Copenhague, avec la limite des 2 °C à ne pas dépasser. Toutefois, les émissions ont maintenu une trajectoire incompatible avec les objectifs affichés. Quelles peuvent en être les raisons ?

La menace d’un changement majeur du climat dû aux rejets de gaz à effet de serre (GES) par les activités humaines est identifiée par les scientifiques dès les années 1970. Le premier rapport du GIEC (le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) paraît en 1990 et la Convention Climat, signée en 1992, entre en vigueur dès 1994. L’objectif est posé : « stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».

L’espoir est alors grand de voir le monde relever le défi climatique, en particulier après le succès du protocole de Montréal signé en 1987. Ce dernier visait à bannir l’utilisation des gaz halogénés responsables du trou d’ozone. Trente ans plus tard, on réalise la crédulité de cette vision. En effet, les émissions de GES ont continué à augmenter. Pis, elles ont accéléré, faisant passer le changement climatique d’un simple résultat numérique à une réalité très concrète.

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Crédits : Global Carbon Project.

Comment expliquer cet écart entre un diagnostic scientifique et une prise de conscience précoces qui auraient dû permettre d’enrayer le problème, et une réalité qui a consacré des modes de développement et de consommation incompatibles avec une diminution des émissions de GES ?

Émissions de GES et climat : un paradoxe soumis à différentes grilles de lecture

  • L’influence des campagnes de désinformation

Un des premiers réflexes est de pointer du doigt les forces d’obstruction qui ont propagé le doute sur les résultats scientifiques et sur les scientifiques eux-mêmes. Les nombreuses offensives climato-sceptiques, financées ou non par les majors des énergies fossiles, ont indéniablement fait perdre un temps précieux au processus de négociation et à la prise de conscience citoyenne, freinant l’émergence d’une offre politique à la hauteur des enjeux. Toutefois, le fossé entre les connaissances et l’action ne peut se réduire aux problèmes d’assimilation et de compréhension des savoirs. Aussi, se focaliser sur l’aspect scientifique serait une erreur.

  • Des accords et un processus de négociation inadaptés

Les faiblesses des accords et du processus de négociation sont également soulignées. En particulier, le fait que la gouvernance climatique onusienne occulte les autres aspects du problème (économiques, géopolitiques, stratégiques). Or, ce sont précisément dans ces instances extérieures à l’arène climatique que se prennent quotidiennement les décisions climaticides. S’intéresser à un seul des rouages pour résoudre un problème qui implique l’ensemble de la machinerie est peu judicieux. Aussi, tant que la gouvernance climatique s’articulera dans une bulle déconnectée des autres arènes (OMC, FMI…), les négociations seront enlisées dans une économie de la promesse.

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António Guterres, Secrétaire général de l’ONU. Crédits : Wikimédia Commons.
  • Le prisme de la lutte contre la pauvreté

Il faut être réaliste, les pays n’ont pas tous les mêmes intérêts. De fait, l’image du « tous ensemble » revendiquée au début des années 1990 s’est rapidement étiolée. Les grandes puissances tiennent à affirmer leur emprise sur le monde – très liée aux fossiles (pétrole, gaz, charbon) – tandis que nombre de pays du Sud visent la croissance afin de se développer et d’accéder à un mode de vie décent. Dans un monde où 80 % de l’énergie provient des combustibles fossiles, eu égard à leurs extraordinaires propriétés physico-chimiques, l’envolée des émissions de GES est inéluctable. À ce titre, l’exemple de la Chine est emblématique.

Pour ces raisons le problème climatique ne peut se dissocier de celui du développement du monde. Ce droit au développement est d’ailleurs explicité dans la Convention Climat. Elle subordonne très clairement la lutte contre le changement climatique à celle contre la pauvreté. En somme, à l’heure où la question de la pauvreté se pose encore dans nombre de régions, doit-on être surpris de voir les impératifs de développement socio-économique passer devant ceux liés à la réduction des émissions de GES ?

  • La mondialisation avant tout

Enfin, notons que ces aspects prennent place dans un monde qui a connu une explosion des flux physiques et monétaires dans les années 1990 suite à la globalisation économique et financière, au néolibéralisme et à la dérégulation des marchés. Ainsi, non seulement le modèle économique dans lequel s’articulent les impératifs de développement repose sur les combustibles fossiles et sacralise la croissance. Mais son efficacité au même titre que les bénéfices qu’il apporte à court terme l’ont conduit à s’imposer dans les pensées et les imaginaires. Que ce soit chez les politiques, les dirigeants d’entreprises, les économistes ou le grand public.

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La dilapidation des richesses, le rendement financier maximal, la concurrence sauvage et consorts sont la marque de fabrique de ce système, et probablement la cause principale du fossé entre l’identification de la menace climatique et l’action pour l’éviter. Nos besoins légitimes se sont articulés autour d’un système prédateur qui ne se régule pas mais va au contraire chercher à en créer d’autres. En somme, dans un monde de l’instant, colonisé par un schéma sans profondeur temporelle, faut-il s’étonner de voir les impératifs de court terme passer devant ceux de plus long terme ?

Adresser les failles pour (enfin) changer de cap

L’Homme est-il voué à foncer dans le mur ? Cette vision fataliste reviendrait à négliger sa capacité à identifier les failles qui produisent l’écart entre les ambitions et la réalité, donc à pouvoir rectifier le tir. À cet égard, l’éducation, le renouvellement du contrat social et le retour au collectif plutôt qu’à l’individu offrent des appuis précieux. Il s’agirait de les mobiliser intelligemment pour amorcer, avec l’intellect et la technique, un virage qui nous permettra de changer de cap. Mais ne soyons pas naïfs, les écueils précédemment évoqués ont plus d’un tour dans leurs sacs.

Sources : Gouverner le Climat ? 20 ans de négociations internationales, Stefan Aykut, Amy Dahan (2015), Or noir, la grande histoire du pétrole – Matthieu Auzanneau (2015), Le climat va-t-il changer le capitalisme ? Collectif, sous la direction de Jacques Mistral (2015).