pommes de terre tomates
Crédits : Korneeva_Kristina/istock

Comment un coup du hasard il y a 8 millions d’années a créé l’aliment qui nourrit aujourd’hui des milliards d’humains

Imaginez un monde sans frites, sans purée, sans gratin dauphinois. Difficile à concevoir, n’est-ce pas ? Pourtant, la pomme de terre, ce tubercule devenu indispensable à notre alimentation mondiale, n’existerait peut-être pas sans un événement fortuit survenu dans les montagnes andines il y a près de 9 millions d’années. Des chercheurs viennent de percer l’un des mystères les plus tenaces de l’évolution végétale : comment est née la pomme de terre ? La réponse bouleverse notre compréhension de cette plante qui nourrit aujourd’hui des milliards de personnes.

Une énigme évolutionnaire enfin résolue

Pendant des décennies, les botanistes se sont heurtés à un casse-tête évolutionnaire. Comment trois lignées de plantes – les tomates, les pommes de terre et une mystérieuse famille appelée Etuberosum – étaient-elles reliées entre elles ? Toutes appartiennent à la même grande famille des solanacées, mais leurs relations exactes demeuraient floues.

Sandra Knapp, botaniste au Natural History Museum de Londres, et son équipe internationale ont utilisé des outils génomiques révolutionnaires pour analyser l’ADN de 128 plants issus de ces trois lignées. Leur découverte est saisissante : la pomme de terre moderne n’est pas une espèce qui a évolué seule, mais le résultat d’une hybridation entre les ancêtres des tomates sauvages et ceux de l’Etuberosum.

Un croisement miraculeux dans les Andes primitives

Il y a 8 à 9 millions d’années, la cordillère des Andes connaissait un soulèvement géologique intense. Dans ce paysage en transformation, deux espèces végétales distinctes se sont rencontrées par hasard. Leurs ancêtres partageaient certes un lointain cousin commun, disparu 13 à 14 millions d’années plus tôt, mais elles avaient depuis emprunté des chemins évolutifs séparés.

Pourtant, elles conservaient suffisamment de compatibilité génétique pour se reproduire ensemble. De cette union improbable est né un hybride révolutionnaire : l’ancêtre de nos pommes de terre actuelles. L’analyse génomique révèle aujourd’hui cette parenté mixte sous la forme de motifs « en mosaïque », où l’ADN de la lignée Petota (les pommes de terre) mélange harmonieusement les héritages de ses deux parents.

L’innovation qui a tout changé : le tubercule

Le véritable tour de force de cette hybridation réside dans l’émergence d’une capacité totalement inédite : la formation de tubercules. Ni les tomates ni l’Etuberosum ne possédaient ces organes souterrains gonflés, capables de stocker eau et nutriments en abondance.

Les chercheurs ont identifié les acteurs moléculaires de cette révolution biologique. Le gène SP6A, hérité de la lignée des tomates, s’est transformé chez la pomme de terre pour orchestrer le processus de tubérisation. De son côté, le gène IT1, transmis par l’Etuberosum, participe également à la formation de ces précieuses réserves souterraines.

Un avantage décisif dans un monde hostile

Cette innovation génétique tombait à pic. Les Andes subissaient alors des transformations climatiques drastiques, devenant plus froides et plus arides. Là où les plantes parentales peinaient à survivre, les nouveaux hybrides dotés de tubercules prospéraient.

Ces organes de stockage leur conféraient une résistance exceptionnelle aux conditions extrêmes. Ils pouvaient désormais coloniser des territoires jusque-là inaccessibles, se répandre dans des niches écologiques vierges et, surtout, évoluer en toute indépendance de leurs ancêtres.

pommes de terre tomates
Crédits : Jens_Lambert_Photography/istock

De l’accident génétique à l’aliment universel

Cette capacité d’adaptation a déclenché une explosion de diversité. Aujourd’hui, on dénombre 107 espèces de pommes de terre sauvages, témoins de cette extraordinaire radiation évolutionnaire. Parmi elles, Solanum tuberosum – notre pomme de terre cultivée – a conquis le monde entier.

Sanwen Huang, co-auteur de l’étude et spécialiste en génomique agricole, souligne l’importance de cette découverte : « Nous avons enfin résolu le mystère de l’origine des pommes de terre et montré comment une hybridation peut déclencher l’évolution de caractères entièrement nouveaux. »

Un héritage génétique précieux

Cette recherche, publiée dans la prestigieuse revue Cell, ne se contente pas de satisfaire notre curiosité scientifique. Elle ouvre des perspectives concrètes pour l’amélioration des cultures. Comprendre les mécanismes génétiques qui ont permis l’émergence des tubercules pourrait aider les agronomes à développer des variétés encore plus résistantes et nutritives.

L’histoire de la pomme de terre nous rappelle que les plus grandes innovations de la nature naissent parfois du hasard le plus pur. Un simple croisement, il y a des millions d’années, a créé l’un des piliers de notre sécurité alimentaire mondiale. Une leçon d’humilité face aux mystères de l’évolution.

Brice Louvet

Rédigé par Brice Louvet

Brice est un journaliste passionné de sciences. Ses domaines favoris : l'espace et la paléontologie. Il collabore avec Sciencepost depuis près d'une décennie, partageant avec vous les nouvelles découvertes et les dossiers les plus intéressants.