Pendant longtemps, un pilier crucial de l’aquaculture industrielle est resté dans l’ombre. Pourtant, si vous avez déjà mangé du saumon, du bar ou même certaines crevettes d’élevage, vous avez indirectement consommé… des anchois. Ou plutôt, leurs restes, transformés en un ingrédient-clé de l’alimentation aquacole : la farine et l’huile de poisson.
Ce commerce mondial pèse plusieurs milliards de dollars, mais jusqu’à récemment, on ne savait pas vraiment où étaient situées les usines qui transforment ces petits poissons pélagiques – sardines, aloses, anchois – en nourriture pour poissons. C’est désormais chose faite grâce à une équipe de chercheurs de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), qui a levé le voile sur l’un des maillons les plus opaques de l’industrie alimentaire mondiale.
Une carte mondiale inédite
L’étude, publiée dans Science Advances, dévoile la première base de données géoréférencée et publique des usines de production de FMFO. Au total, 506 installations ont été localisées dans 63 pays, représentant plus de 400 entreprises différentes.
Sans surprise, les plus grands producteurs se trouvent dans les pays riches en ressources halieutiques : le Pérou en tête avec 125 usines, suivi de la Mauritanie (42) et du Chili (39). Mais des foyers de production importants existent aussi au Vietnam, en Chine, au Danemark et aux États-Unis.
Pour cartographier ces sites, les scientifiques ont croisé un vaste éventail de sources : images satellites, registres gouvernementaux, sites web d’entreprises, certifications environnementales… Une véritable enquête à l’échelle planétaire, avec un objectif clair : rendre plus transparente une industrie essentielle mais largement méconnue.

Une industrie à double tranchant
Pourquoi cette carte est-elle si importante ? Parce que près de 40 % de la production de farine de poisson provient encore de poissons sauvages entiers, et non de sous-produits de la pêche ou de l’industrie du poisson. Or, ces espèces – généralement de petite taille et situées à la base de la chaîne alimentaire marine – jouent un rôle écologique fondamental. Elles nourrissent les oiseaux marins, les mammifères marins, les gros poissons prédateurs… et aussi, des millions de personnes dans les pays côtiers à faibles revenus.
« La dépendance à la FMFO menace la sécurité alimentaire de certaines populations et encourage parfois des pratiques de pêche non durables », explique Rashid Sumaila, coauteur principal de l’étude. Au-delà de l’environnement, il s’agit aussi d’un problème de justice sociale et d’équité.
Une opacité persistante
Malgré les progrès de cette cartographie, certaines zones restent dans l’ombre. En Chine, par exemple, de nombreuses installations sont mal documentées, en raison d’un manque de transparence, de barrières linguistiques et d’un accès restreint aux données officielles. En Afrique de l’Ouest ou en Asie du Sud-Est, les chercheurs ont également dû faire face à des « pêcheries pauvres en données », où les statistiques sont rares, incomplètes ou inaccessibles.
Pour les auteurs, cette base de données est donc un point de départ, pas une fin. Ils recommandent la mise en place d’audits indépendants, de rapports publics obligatoires, et de mises à jour régulières de la base, afin de mieux surveiller l’évolution de ce secteur crucial.
Des alternatives (vraiment) durables ?
Face à ces défis, des solutions existent. Certaines usines scandinaves, par exemple, utilisent des technologies de pointe et se fournissent principalement à partir de déchets de l’industrie du poisson – une approche plus circulaire. D’autres pistes prometteuses émergent, comme l’utilisation de farines d’insectes, de protéines végétales, ou encore de microalgues.
Mais comme le souligne Sumaila, les solutions techniques ne suffisent pas : « La science a ses limites. Il faut aussi de la volonté politique, de la transparence, et un véritable engagement des entreprises et des communautés. »
Vers une aquaculture plus responsable
Aujourd’hui, plus de la moitié des poissons consommés dans le monde provient de l’élevage. Autrement dit, le sort des océans est de plus en plus lié à la façon dont on nourrit les poissons d’élevage. Mieux comprendre l’origine de la FMFO, c’est donc poser les bases d’une aquaculture plus durable, respectueuse des écosystèmes marins, des droits des pêcheurs artisanaux et de l’équilibre alimentaire mondial.
En rendant visible ce qui était jusqu’ici caché, cette carte mondiale de la FMFO offre un outil inédit aux décideurs politiques, aux ONG, et aux consommateurs. Reste maintenant à voir comment – et si – le secteur évoluera pour concilier production, transparence et responsabilité.