On croyait la mode réservée aux podiums de Paris ou aux caprices humains. Pourtant, dans un sanctuaire de Zambie, un petit groupe de chimpanzés semble avoir inventé sa propre tendance : se glisser un brin d’herbe dans l’oreille. Aucun lien avec la recherche de nourriture, aucun avantage évident… et pourtant, le comportement se répand. Ce phénomène intrigant, documenté par une équipe de chercheurs, remet en question une idée longtemps considérée comme acquise : les humains seraient les seuls à copier et transmettre des comportements sans utilité pratique. Et si les racines de la culture étaient plus profondes, et plus largement partagées, qu’on ne le pensait ?
Un comportement étrange, né d’une femelle originale
Tout commence en 2010 au Chimfunshi Wildlife Orphanage Trust, un sanctuaire pour chimpanzés situé en Zambie. Une femelle nommée Julie attire l’attention des chercheurs en insérant délibérément des brins d’herbe dans son oreille. Elle ne les garde pas longtemps, ne semble pas chercher à se nettoyer, et répète ce geste à plusieurs reprises sans raison apparente. Ce comportement ne semble pas avoir d’utilité immédiate — il n’aide ni à se nourrir, ni à se protéger, ni à communiquer clairement.
Et pourtant, Julie n’est pas restée seule dans son excentricité. Sept autres chimpanzés de son groupe ont progressivement adopté le même geste. Après la mort de Julie, la pratique a persisté, un détail qui a marqué les scientifiques : cela ressemblait à une forme de tradition culturelle, transmise et conservée au sein du groupe.
La mode s’étend… mais pas à tout le monde
Pendant plusieurs années, l’histoire aurait pu s’arrêter là : un comportement étrange mais isolé. Pourtant, quinze ans plus tard, un autre groupe du même sanctuaire a commencé à manifester un comportement similaire. Cinq chimpanzés sur huit ont été vus avec des brins d’herbe dans les oreilles. Et certains ont même innové : six individus ont choisi une nouvelle « zone tendance »… en laissant dépasser l’herbe de leur postérieur. Un geste encore plus dénué de sens fonctionnel — et pourtant bien présent.
Ce comportement, cependant, reste limité à deux groupes au sein du sanctuaire. Aucun autre chimpanzé des autres enclos ne l’a adopté. Ce détail a mis les chercheurs sur une nouvelle piste : et si les soigneurs humains avaient, sans le vouloir, lancé la mode ?

Un modèle d’imitation… venu de l’humain ?
En discutant avec les soigneurs responsables des groupes concernés, les scientifiques ont découvert un fait révélateur : les membres de ces équipes avaient parfois l’habitude de mettre un brin d’herbe ou une allumette dans leur oreille, un geste banal pour se gratter ou se nettoyer. Or, les soigneurs des autres groupes ne le faisaient pas.
Il est donc possible que les chimpanzés aient observé ce comportement chez les humains, puis l’aient imité. Plus encore, ils l’auraient approprié et transformé, au point d’en faire un élément de leur propre culture. Cela pourrait expliquer pourquoi la tendance est apparue indépendamment dans deux groupes distincts, mais sous la supervision des mêmes personnes.
Pourquoi imiter ce qui ne sert à rien ?
Traditionnellement, on pense que l’imitation chez les animaux sert à acquérir des compétences utiles : fabriquer un outil, localiser une source de nourriture, ou reconnaître un danger. Mais dans le cas des chimpanzés « stylés », le comportement copié semble dénué de but. Cette gratuité apparente fascine les scientifiques, car elle rapproche le comportement animal de certaines pratiques humaines : les modes, les rituels, les gestes sociaux sans fonction tangible.
Selon Edwin van Leeuwen, chercheur à l’Université d’Utrecht et coauteur de l’étude publiée dans la revue Behaviour, l’imitation de comportements inutiles pourrait renforcer les liens sociaux, exactement comme chez les humains. Copier l’autre, c’est montrer qu’on l’observe, qu’on souhaite s’intégrer, qu’on fait partie du groupe. Ainsi, même un geste absurde peut devenir un vecteur de cohésion sociale.
Vers une redéfinition de la culture animale ?
L’idée que les humains seraient les seuls à suivre des modes ou à adopter des comportements culturels non fonctionnels est de plus en plus remise en cause. Ces brins d’herbe dans les oreilles ne sont peut-être qu’un détail, mais ils ouvrent une fenêtre sur les mécanismes profonds de la culture chez les animaux.
Ce que nous appelons « mode », « rituel » ou « tradition » pourrait bien exister sous d’autres formes, dans d’autres espèces. Et peut-être que la frontière entre l’humain et l’animal, souvent tracée du côté de la culture, n’est pas aussi nette qu’on le pensait.
