« Je pense, donc je suis. » Depuis le 17e siècle, cette formule célèbre de René Descartes a façonné notre conception occidentale de l’esprit, du soi et de la conscience. Le penseur précède l’être : nous serions avant tout des esprits capables de raisonner, et notre existence même reposerait sur cette aptitude à penser. Mais une vaste étude neuroscientifique, récemment publiée dans Nature, pourrait bien inverser cette logique : la conscience ne serait pas le fruit de la pensée, mais celui du ressenti corporel.
Une hypothèse radicale qui n’est pas sans conséquences. Si elle se confirme, elle pourrait non seulement bouleverser la philosophie, mais aussi profondément transformer la médecine, en particulier la manière dont nous prenons en charge les patients comateux ou non communicants. À la clé, une question de vie ou de mort : qui est réellement conscient – et comment peut-on le savoir ?
Deux théories, une confrontation
Depuis plusieurs décennies, deux grandes théories s’affrontent sur la question de la conscience. La première, appelée théorie de l’espace de travail neuronal global (GNWT), suggère que la conscience émerge lorsqu’une information est rendue largement disponible dans le cerveau, via le cortex préfrontal, région impliquée dans la pensée, le langage et la prise de décision. Selon cette hypothèse, la conscience serait intimement liée à la pensée rationnelle.
La seconde théorie, plus récente, est la théorie de l’information intégrée (IIT). Elle soutient que la conscience naît de la façon dont les informations sensorielles sont traitées et reliées entre elles, en particulier dans les régions postérieures du cerveau. Ici, le rôle du corps et des sensations devient central. Ce ne serait plus tant le raisonnement qui produit la conscience, mais l’expérience vécue.
Pour départager ces deux modèles, une équipe de 256 chercheurs issus de 12 laboratoires internationaux a mené une expérience d’une ampleur inédite. Leur démarche : créer une « collaboration antagoniste », c’est-à-dire réunir des scientifiques aux points de vue opposés pour tester rigoureusement leurs hypothèses. L’objectif n’était pas de prouver l’une ou l’autre théorie, mais d’observer, à grande échelle, ce que montrent réellement les données cérébrales.
Observer la conscience en action
Le protocole de l’étude était ambitieux : les participants devaient observer des images simples (visages, objets, lettres) pendant que leur activité cérébrale était enregistrée grâce à plusieurs techniques (EEG, IRMf, MEG). Les chercheurs ont cherché à répondre à trois grandes questions :
Où se situe la conscience dans le cerveau ?
À quel moment apparaît-elle ?
Comment se manifeste-t-elle sur le plan neuronal ?
Les résultats sont fascinants. D’abord, ils montrent que l’activité liée à la conscience est nettement plus marquée dans les régions postérieures du cerveau, en particulier dans le cortex visuel et les zones sensorielles. Les signaux en lien avec l’expérience consciente y sont plus forts et plus stables. En revanche, à l’avant du cerveau, là où GNWT situait le centre de la conscience, l’activité est beaucoup plus faible, voire absente.
Deuxième point clé : la conscience ne semble pas se réduire à un « éclair » de reconnaissance, comme le suppose GNWT. Elle reste présente tant que le stimulus visuel est perçu, ce qui renforce la vision d’une conscience comme un processus continu, intégré dans le traitement sensoriel.
Enfin, les scientifiques ont observé la fameuse synchronisation cérébrale – des oscillations gamma rapides – qui accompagne les états conscients. Fait intrigant : ces ondes sont apparues entre les régions visuelles et le cortex préfrontal, mais pas entre les régions visuelles et le cortex postérieur. Ce dernier résultat semble contredire la TII… tout en ne suffisant pas à la discréditer.
En résumé : aucune théorie n’émerge comme victorieuse, mais l’ensemble des données penche nettement en faveur d’une conscience enracinée dans les régions sensorielles, donc dans le corps.

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Crédits : Trifonov_Evgeniy/istockUne conscience incarnée
Cette idée d’une conscience corporelle n’est pas nouvelle. Elle est notamment défendue par les neuroscientifiques Antonio et Hanna Damasio, qui parlent d’une conscience « incarnée ». Pour eux, les sensations corporelles — la douleur, la faim, la température, le plaisir ou le stress — sont les premières briques de notre conscience. Ce sont elles qui forment le sentiment d’être un « soi », présent ici et maintenant. La pensée, le langage et la raison ne sont venus qu’ensuite, dans l’évolution.
Ce changement de paradigme a des implications majeures. Car si la conscience ne réside pas dans les régions de la pensée, mais dans celles du ressenti, alors notre manière de la détecter chez autrui – chez les patients comateux, les enfants, les animaux – doit être repensée.
Des implications médicales majeures
Dans les unités de soins intensifs, les médecins sont souvent confrontés à des décisions tragiques. Que faire d’un patient en coma prolongé ou en état végétatif ? Faut-il continuer à le maintenir en vie, ou arrêter les soins ? Dans ces cas, savoir si la personne est encore consciente – même sans pouvoir s’exprimer – est crucial.
Selon le neuroscientifique Christof Koch, coauteur de l’étude, 70 à 90 % des patients dans ces états meurent suite à une décision de fin de traitement. Or, une publication récente dans le New England Journal of Medicine révèle que près d’un quart de ces patients présentent des signes de conscience cachée. Ils sont éveillés, ressentent peut-être, mais n’ont aucun moyen de le montrer.
Si la conscience est bien ancrée dans les zones sensorielles, ces signes pourraient devenir plus faciles à repérer – et éviter de graves erreurs de diagnostic.
La conscience, un mystère encore entier
Certains chercheurs, cependant, appellent à la prudence. Pour Jordan Conrad, philosophe de la conscience, ces études identifient peut-être les conditions de la conscience, mais pas la conscience elle-même. Il évoque l’expérience de pensée de « Mary la neuroscientifique » : une chercheuse qui connaît tout de la couleur, mais n’en a jamais fait l’expérience. Le jour où elle voit du rouge, elle découvre quelque chose de radicalement nouveau. Ce savoir expérientiel, subjectif, reste hors de portée de la science.
Il y a donc encore une distance entre les corrélats neuronaux de la conscience et la conscience en tant qu’expérience vécue. Mais une chose est sûre : cette étude ouvre une nouvelle voie, plus incarnée, plus sensorielle, et peut-être plus humaine.
Une nouvelle maxime pour le 21e siècle
Si Descartes a eu raison pour son époque, il est peut-être temps d’actualiser sa formule. Car à la lumière des données neuroscientifiques les plus récentes, nous ne sommes pas des machines à penser qui ressentent, mais des organismes sensibles qui pensent.
Alors, plutôt que « Je pense, donc je suis », peut-être faudrait-il désormais dire : « Je ressens, donc je suis. »