La chimiothérapie conventionnelle fonctionne selon un principe aussi brutal qu’imparfait : bombarder l’organisme entier dans l’espoir de détruire davantage de cellules cancéreuses que de tissus sains. Ce compromis douloureux, accepté depuis des décennies, pourrait bientôt appartenir au passé. Des chercheurs de l’Université Northwestern viennent de transformer un médicament anticancéreux classique en une arme d’une précision chirurgicale, capable de cibler les tumeurs avec une efficacité multipliée par 20 000 tout en préservant l’organisme. Une avancée qui redistribue les cartes dans la lutte contre le cancer.
Quand la chimie échoue sur la forme, pas sur le fond
Le 5-fluorouracile, ou 5FU pour les intimes, fait partie de l’arsenal thérapeutique contre le cancer depuis plusieurs décennies. Son mécanisme d’action est éprouvé : il perturbe la réplication de l’ADN des cellules cancéreuses jusqu’à provoquer leur mort. Pourtant, son utilisation s’accompagne d’un cortège d’effets secondaires redoutables. Nausées, fatigue extrême, et dans certains cas, insuffisance cardiaque figurent parmi les conséquences d’un traitement au 5FU.
Le problème ne vient pas tant de la molécule elle-même que de sa mauvaise solubilité dans le sang. Incapable de se dissoudre correctement, le médicament s’agglomère, peine à atteindre sa cible et finit par attaquer indistinctement les cellules saines sur son passage. Chad Mirkin, chimiste et spécialiste des nanosciences à Northwestern, résume la situation avec franchise : la chimiothérapie est non seulement toxique, mais aussi mal assimilée par l’organisme.
Des nanostructures qui sonnent à la bonne porte
Face à ce constat, l’équipe de Mirkin a choisi une approche radicalement différente. Plutôt que de modifier la molécule active, les chercheurs ont repensé son architecture. Ils ont intégré le 5FU directement dans des brins d’ADN synthétique enroulés autour de minuscules sphères, créant ainsi ce qu’ils nomment des acides nucléiques sphériques, ou ANS.
Cette structure présente un avantage déterminant : elle exploite les mécanismes naturels de reconnaissance cellulaire. Les cellules possèdent à leur surface des récepteurs dits scavengers, chargés d’identifier et de faire entrer certaines molécules. Les cellules myéloïdes, celles qui deviennent cancéreuses dans la leucémie myéloïde aiguë, surexpriment massivement ces récepteurs. En quelque sorte, elles invitent les ANS à l’intérieur sans se douter qu’elles accueillent leur propre destruction.
Une fois la porte franchie, des enzymes intracellulaires découpent la coque d’ADN et libèrent les molécules de 5FU. Le médicament agit alors de l’intérieur, détruisant la cellule cancéreuse avec une efficacité démultipliée.

Des résultats qui défient l’entendement
Les tests menés sur des modèles animaux atteints de leucémie myéloïde aiguë ont produit des chiffres spectaculaires. La forme nanométrique du 5FU pénètre les cellules leucémiques 12,5 fois mieux que sa version standard. Son efficacité destructrice bondit d’un facteur pouvant atteindre 20 000. La progression tumorale se trouve réduite par un facteur 59. Et surtout, aucun effet secondaire détectable n’a été observé chez les animaux traités.
Mirkin ne cache pas son enthousiasme : sur les modèles testés, la progression des tumeurs s’est arrêtée net. Les cellules leucémiques ont quasiment disparu du sang et de la rate, tandis que les tissus sains demeuraient intacts. Cette sélectivité change fondamentalement la donne. Au lieu d’inonder l’organisme d’un poison qui tue aveuglément, la nanomédecine délivre une dose élevée et concentrée exactement là où elle doit agir.
Une fenêtre vers d’autres horizons thérapeutiques
Si ces résultats publiés dans ACS Nano se confirment chez l’humain lors des futurs essais cliniques, les implications dépassent largement le cadre de la leucémie myéloïde aiguë. Sept thérapies à base d’ANS sont déjà en phase de tests cliniques, et l’équipe de Northwestern envisage d’appliquer cette technologie à d’autres pathologies : cancers divers, maladies infectieuses, troubles neurodégénératifs, affections auto-immunes.
La prochaine étape consistera à reproduire ces expériences sur des cohortes plus importantes de petits animaux, puis sur des modèles de plus grande taille avant, si tout se passe bien, d’entamer des essais sur des patients humains. Le chemin reste long, mais la direction semble enfin tracée vers une chimiothérapie qui soigne sans détruire.
