Une grande partie de notre Univers est constituée d’une substance mystérieuse que nous ne pouvons ni voir ni toucher : la matière noire. Bien que cette matière soit invisible, ses effets gravitationnels sont bien réels. Ils influencent les mouvements des étoiles et des galaxies, et dévient la lumière, créant alors des effets de lentille gravitationnelle qui défient notre compréhension actuelle de la physique. D’autres indices de sa présence sont également omniprésents, allant des oscillations subtiles dans la lumière résiduelle du Big Bang aux anomalies dans les courbes de rotation galactiques. Pourtant, malgré des décennies de recherche et d’observation précises, la véritable nature de cette matière insaisissable demeure un mystère. Et si malgré tous nos efforts, elle restait à jamais hors de portée de nos instruments et de notre compréhension ?
Les défis théoriques et expérimentaux
En été 2022, des physiciens se sont réunis à l’Université de Washington pour discuter des priorités futures de la recherche sur la matière noire dans le cadre de la vaste étude collaborative connue sous le nom de « processus Snowmass ». Cette initiative, qui se déroule environ tous les dix ans, vise à orienter les efforts de la communauté de la physique des particules. Face à la complexité des théories et des modèles qui expliquent la matière noire, les chercheurs ont ressenti le poids de la tâche : communiquer clairement sur la multitude de pistes et d’idées en cours d’exploration.
Aujourd’hui, la recherche sur la matière noire atteint un point critique. Après des décennies de travail intensif, les scientifiques ont exclu de nombreuses hypothèses initiales concernant les particules susceptibles de composer cette matière mystérieuse. Cependant, malgré l’absence de preuves directes, la conviction demeure que la matière noire est réelle et constitue une composante fondamentale de l’Univers.
Imaginer un cosmos sans matière noire impliquerait en effet des révisions profondes des lois de la gravité telles que nous les connaissons, basées sur la théorie de la relativité générale d’Einstein. Un tel bouleversement nécessiterait soit des ajustements dans les équations actuelles, soit l’adoption d’une toute nouvelle approche théorique.
Les nouvelles hypothèses devraient pouvoir reproduire les effets attribués à la matière noire sur des échelles aussi vastes que celles des amas de galaxies jusqu’aux petites galaxies satellites de la Voie lactée tout en restant compatibles avec les innombrables observations précises que nous avons sur le comportement gravitationnel dans l’Univers. De plus, ces théories devraient expliquer pourquoi certaines galaxies semblent exemptes de matière noire, alors que d’autres en sont abondamment pourvues.
Les WIMPs : des candidats populaires
Parmi les nombreux candidats pour expliquer la nature de la matière noire, les particules massives à interaction faible ou WIMPs (Weakly Interacting Massive Particles) figurent en tête de liste. En effet, ces particules hypothétiques, stables et massives, auraient une masse comparable à celle des particules du Modèle Standard, située typiquement entre 10 et 1 000 GeV/c². Dans les théories de supersymétrie, qui étendent le Modèle Standard, les WIMPs émergent naturellement en tant que superpartenaires plus lourds des particules connues qui interagissent faiblement via les bosons W et Z.
Malgré les nombreuses tentatives pour détecter ces superpartenaires au Grand collisionneur de hadrons il y a une quinzaine d’années, aucune preuve concrète n’a été trouvée. Cela suggère que si la supersymétrie est correcte, les particules associées seraient plus massives que prévu initialement. Malgré tout, l’idée des WIMPs continue de séduire beaucoup de physiciens, car elle propose un mécanisme simple pour expliquer la quantité de matière noire observée dans le cosmos.
Au début de l’Univers, lorsque tout était plus dense et plus chaud, les WIMPs auraient été produites et détruites en quantités égales lors de collisions entre particules connues. Une fraction résiduelle de WIMPs aurait survécu à cette période chaotique, ce qui correspond précisément à l’abondance actuelle de matière noire. Ce modèle intuitif et solide aligne donc les processus de création et d’annihilation des WIMPs avec ce que l’on observe dans l’Univers aujourd’hui.

Comment les détecter ?
Pour détecter ces particules insaisissables, trois principales stratégies sont employées. La première, les expériences de collisionneur, vise à recréer les conditions de l’Univers primitif en faisant entrer en collision des particules du Modèle Standard pour potentiellement générer des WIMPs.
La deuxième approche, la détection directe, utilise des détecteurs ultra-sensibles pour repérer les interactions directes entre ces particules hypothétiques et des particules normales. Enfin, la détection indirecte scrute l’espace à la recherche de signaux provenant de l’annihilation de WIMPs, tels que des rayons gamma ou autres particules familières. Cette dernière méthode est particulièrement intéressante, car elle teste directement le mécanisme d’annihilation qui aurait établi l’abondance de ces particules.
Les prochaines années devraient apporter plus de clarté grâce à des télescopes de nouvelle génération comme le Cherenkov Telescope Array et l’Observatoire gamma à grand champ austral, qui seront capables de tester les WIMPs sur des plages de masse plus étendues.
L’hypothèse des axions
Les axions QCD se distinguent des autres candidats à la matière noire, comme les WIMPs, par leur nature profondément différente. En effet, il s’agirait d’une particule fondamentale extrêmement légère, bien plus petite que les particules les plus légères que nous connaissons, y compris les neutrinos. Qu’ils constituent ou non toute la matière noire, si les axions existent, ils pourraient également apporter des réponses à certaines questions non résolues sur la force forte, cette interaction fondamentale qui maintient les noyaux atomiques ensemble.
Les théories sur les axions prédisent des interactions spécifiques avec les particules connues, dépendantes de leur masse. Cependant, pour les axions les plus légers, ces interactions sont si faibles qu’elles sont très difficiles à détecter. En raison de leur faible masse, les axions se comporteraient en effet davantage comme des ondes que comme des particules individuelles, ce qui pourrait d’ailleurs engendrer des effets quantiques surprenants.
En mécanique quantique, chaque particule a une dualité onde-particule et la longueur d’onde associée à une particule est inversement proportionnelle à sa masse. Pour les axions, cette longueur d’onde serait si grande que les manifestations classiques de la particule s’effaceraient, rendant les effets quantiques observables à des échelles comparables à la taille d’une expérience sur Terre.
La détection des axions QCD est ainsi complexe en raison de leurs interactions extrêmement faibles avec la matière ordinaire, ce qui explique pourquoi peu d’expériences ont été menées et qu’elles ne couvrent qu’une fraction restreinte de la gamme de masses possibles. Toutefois, des progrès récents dans les technologies de détection et les capteurs quantiques offrent de nouvelles perspectives.

Des possibilités diversifiées au-delà des WIMPs et des axions
Outre les WIMPs et les axions, il existe de nombreuses autres hypothèses intrigantes sur la nature de la matière noire. Ces particules ont cependant des limites de taille imposées par leur nature. Si elles étaient beaucoup plus légères que les axions (environ 25 ordres de grandeur plus légères que la masse de l’électron), leur longueur d’onde serait si vaste qu’elles pourraient correspondre à la taille des amas d’étoiles ou même des petites galaxies, ce qui influencerait radicalement la distribution de la matière noire et ses effets gravitationnels.
À l’autre extrémité de l’échelle de masse, nous observons directement des amas de matière noire qui pèsent des dizaines de millions de fois la masse du Soleil. Une possibilité intrigante est que la matière noire soit constituée d’objets denses et sombres appelés objets compacts de halo massif (MACHOs), opposés de manière ironique aux WIMPs. Ces MACHOs pourraient être des trous noirs primordiaux, formés juste après le Big Bang, avant même la naissance des étoiles.
Ces objets, qui n’ont pas une origine stellaire, pourraient être bien plus légers que le Soleil, avec des masses comparables à celles des astéroïdes de notre Système solaire, soit entre 100 milliards et 100 000 milliards de tonnes. À titre de comparaison, ces trous noirs seraient malgré tout environ 75 ordres de grandeur plus lourds que les plus petites particules possibles de matière noire, ce qui montre l’énormité de l’éventail des masses potentielles. Pour référence, la différence de taille entre le rayon de l’Univers observable et le rayon d’un proton n’est que d’environ 41 ordres de grandeur.
Une stratégie équilibrée pour la quête de la matière noire
À l’issue des discussions de Snowmass, la communauté des physiciens a opté pour une stratégie équilibrée : approfondir nos théories favorites sur la matière noire tout en élargissant les recherches pour explorer un maximum de pistes possibles, même de manière moins intensive.
Si nous avons de la chance, l’une de ces expériences pourrait révéler un signal clair et définitif. Ce serait alors un véritable tournant. La multitude d’efforts de recherche se recentrerait alors sur cette découverte et les chercheurs organiseraient de nouvelles expériences pour mieux comprendre ce signal.
Mais que se passerait-il si aucune expérience ne donnait de résultats probants ? Les physiciens qui se retrouveront au prochain processus Snowmass, dans une dizaine d’années, pourraient bien devoir s’appuyer sur des résultats négatifs pour orienter les recherches futures. Bien que cela puisse être décevant, cela représenterait tout de même une avancée significative.