Les requins, symboles de puissance et de prédateurs ultimes des océans, fascinent depuis toujours par leur efficacité et leur longévité. Leur arme la plus célèbre, les dents acérées et renouvelables, semble indestructible. Pourtant, une menace insidieuse se profile à l’horizon : l’acidification des océans. Alors que les niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère continuent d’augmenter, les océans absorbent une partie de ce gaz, modifiant progressivement leur chimie. Cette évolution pourrait fragiliser l’une des caractéristiques les plus emblématiques des requins, avec des conséquences potentiellement profondes pour l’ensemble des écosystèmes marins.
L’acidification des océans : un phénomène aux effets multiples
L’acidification des océans se produit lorsque le dioxyde de carbone (CO₂) se dissout dans l’eau de mer, entraînant une baisse progressive du pH. Les conditions marines, légèrement alcalines depuis des millénaires, tendent ainsi vers une neutralité qui peut affecter la vie marine.
Si les conséquences sur les récifs coralliens et les coquillages ont été largement étudiées, d’autres structures calcifiées, comme les dents des prédateurs marins, avaient jusqu’ici été largement ignorées. Or, ces dents sont bien plus vulnérables qu’on ne le pensait.
Des dents conçues pour la chasse, pas pour résister à l’acidité
Les dents des requins, composées de phosphates hautement minéralisés, sont extrêmement efficaces pour trancher et capturer leurs proies. Mais cette perfection pour la chasse ne garantit pas leur résistance à des conditions acides. Une étude menée par l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf s’est penchée sur cette question, en utilisant 600 dents de requins à pointes noires prélevées dans un aquarium. Les dents ont été immergées dans différentes conditions d’acidité pendant huit semaines et analysées au microscope électronique.
Les résultats, rapportés dans Frontiers in Marine Science, ont été sans équivoque : les dents exposées à une eau plus acide présentaient des fissures, des trous et une corrosion des racines. Ces dommages rendent les dents plus fragiles et plus susceptibles de se briser sous la pression ou de s’user plus rapidement que les nouvelles dents ne peuvent être produites.
Adaptation possible, mais à quel prix ?
Les chercheurs précisent que ces tests portent sur des dents déjà perdues, qui ne bénéficient plus des mécanismes de réparation naturels. Les dents vivantes des requins peuvent en effet se reminéraliser ou être remplacées plus rapidement. Toutefois, cette régénération consommerait davantage d’énergie dans des eaux acidifiées. Autrement dit, les requins pourraient survivre, mais au prix d’un effort énergétique plus important, ce qui pourrait influencer leur comportement, leur chasse et leur reproduction.

Des effets écologiques qui dépassent le prédateur
La fragilisation des dents des requins ne concerne pas seulement ces prédateurs eux-mêmes. En tant qu’espèces au sommet de la chaîne alimentaire, les requins jouent un rôle clé dans le maintien de l’équilibre des écosystèmes marins. Si leur capacité à chasser est réduite, cela pourrait avoir des effets en cascade sur les populations de poissons et d’autres organismes marins, perturbant des réseaux trophiques entiers.
Même des changements limités chez quelques espèces clés peuvent entraîner des conséquences imprévisibles sur l’ensemble des océans.
Un phénomène à long terme mais déjà préoccupant
L’expérience menée par les chercheurs a utilisé des niveaux de pH que les océans ne devraient atteindre que vers l’an 2300, en supposant que les émissions de CO₂ se maintiennent. Pourtant, l’importance de cette étude réside dans le fait qu’elle révèle la vulnérabilité de structures considérées comme quasi indestructibles. Les variations de dioxyde de carbone dans l’histoire de la Terre ont été lentes, permettant aux espèces de s’adapter. La rapidité actuelle du changement climatique laisse peu de temps pour une adaptation naturelle.
Enfin, cette étude illustre également le potentiel de la recherche étudiante. Commencée comme un projet de licence, elle a conduit à une publication évaluée par des pairs, montrant que l’initiative et la curiosité peuvent mener à des découvertes significatives. Elle met en lumière l’importance d’explorer des angles inattendus pour mieux comprendre les impacts du changement climatique sur la vie marine.
