Des couleurs vibrantes pour repousser les prédateurs ou plaire à de potentiels partenaires aux teintes de camouflage salutaires, le monde animal se décline en une palette vaste de coloris qui sont bien plus que de simples décorations. Et dans un monde où la couleur bleue est extrêmement rare, des insectes comme les fourmis Paraparatrechina neela nouvellement découvertes ou la raie pastenague à taches bleues (dite aussi pastenague queue à ruban [Taeniura lymma]) s’imposent comme des bizarreries fascinantes de la nature. Dans le journal Advanced Optical Materials, une équipe de chercheurs a voulu comprendre les origines de ces taches d’un bleu électrique qui permettent à cette belle espèce maritime de passer inaperçue dans son habitat naturel. Et l’explication leur réservait quelques surprises.
Le bleu dans le monde animal : un phénomène rare et intrigant
Mason Dean, un professeur de biologie à l’Université municipale de Hong Kong, est spécialisé dans l’étude des requins et des raies. Lors d’une conférence sur la coloration animale, il entend Matthias Kolle, du MIT, expliquer que dans la nature, la couleur bleue est le plus souvent structurelle. Cela le fait immédiatement réfléchir, car il pensait initialement que ces couleurs structurelles devaient être iridescentes et donc sujettes à des variations en fonction de l’angle de vue de la personne qui regarde (un peu comme le brillant sur le dos d’un scarabée ou l’aspect brillant des ailes d’un papillon). Or, chez les animaux qu’il étudie et qui présentent du bleu, cette couleur était bien présente, quelle que soit la manière dont on la regarde.
Pour en savoir plus sur la manière dont les raies et les requins produisent leurs couleurs bleu vif, le scientifique décide de monter une équipe avec Michael Blumer de l’Université de Médecine d’Innsbruck (Autriche) et Venkata Amar Surapaneni, un collègue chercheur de son université passionné par les structures minuscules dans la nature et la manière dont elles influencent le rapport des animaux avec leur environnement.
Une raie avec le bleu dans la peau
La couleur peut généralement être produite de deux manières. Il y a tout d’abord les pigments qui absorbent certaines longueurs d’onde de lumière et en reflètent d’autres. Par exemple, un pigment qui reflète les longueurs d’onde rouges et absorbe les autres apparaîtra rouge. En comparaison, la couleur structurelle provient quant à elle de la microstructure physique de la surface (par exemple des crêtes ou pointes) qui interfère avec la lumière et la reflète d’une manière particulière avec une réflexion plus intense pour certaines longueurs d’onde.
Pour étudier ce phénomène, l’équipe s’est d’abord attardée sur la pastenague queue à ruban, une petite espèce qui vit non loin des récifs coralliens proches de l’Afrique du Sud ou encore de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Son dos est en effet criblé de taches de la même couleur que des bandes au niveau de sa queue, le tout d’un bleu électrique incroyable, visible quel que soit le point de vue adopté.

Pour étudier cette caractéristique de plus près, les chercheurs ont utilisé la microtomodensitométrie, la microscopie électronique à balayage et la microscopie électronique en transmission. En étudiant plus en détail les cellules cutanées au niveau des taches bleues, le résultat ne fut alors pas sans leur rappeler… le bubble tea. « À l’intérieur de ces cellules, il y a une suspension stable de nanosphères [appelées les vésicules], comme les perles dans le bubble tea, qui contiennent pour leur part de minuscules cristaux qui reflètent la lumière », explique Venkata Amar Surapaneni. Ces cristaux contiennent de la guanine, une base nucléique de l’ADN, dont les dimensions et l’espacement permettent de refléter la lumière bleue.
Ces cristaux de guanine ne suffisant pas à expliquer la couleur observée, les chercheurs ont également dû étudier leur arrangement qui joue en fait un rôle crucial. Les vésicules contenant les cristaux affichent en effet une taille et un espacement parfaitement identiques, attachées les unes aux autres pour former un échafaudage complexe qui les garde à distance égale. Cela contraste fortement avec les cristaux, orientés de manière aléatoire tout en reflétant le bleu dans toutes les directions.
Deux couches de cellules pour un effet plus marqué
À ces observations s’ajoute la présence de deux couches de cellules essentielles pour produire ce bleu extraordinaire : l’une pâle, située sur le dessus, et une autre d’un noir profond au-dessous. Lorsque les scientifiques regardaient la couche supérieure uniquement, ils ne voyaient que du blanc et ajouter la couche noire en dessous (qui contient un pigment foncé, la mélanine) permettait de restaurer l’effet bleuté initial. « Finalement, les deux types de cellules mènent une excellente collaboration : les cellules de la couleur structurelle se dirigent vers les longueurs d’onde bleues tandis que les cellules pigmentées suppriment les autres longueurs d’onde, ce qui résulte en une peau d’un bleu extrêmement vif », ajoute Venkata Amar Surapaneni.

Une découverte qui pourrait avoir des implications multiples
« Si vous voyez du bleu dans la nature, vous pouvez presque être certains que cela est produit par des nanostructures dans les tissus, et non des pigments. Comprendre la couleur structurelle chez l’animal n’est pas qu’une question de physique optique, mais aussi de matériaux impliqués, comment ils sont finement organisés dans le tissu et le rendu de la couleur dans l’environnement de l’animal. Pour rassembler les morceaux, nous avons constitué une super équipe de disciplines à travers plusieurs pays, ce qui a résulté en une solution surprenante et amusante à l’énigme de la couleur de la pastenague », exulte Mason Dean.
Bien qu’insolites au prime abord, ces recherches pourraient en tout cas nous permettre de nous inspirer de ce mode de production de couleurs pour révolutionner l’ingénierie et la production de matériaux colorés sans teinture ni colorant qui seraient à la fois plus durables et respectueux de la planète.
Cela pourrait surtout aider à simplifier la fabrication de couleurs structurelles du fait de la grande ressemblance entre la production de la couleur bleue chez cette raie et le verre photonique, composé de nanoparticules optiques en suspension. « Contrairement à des nanomatériaux imprimés, les verres photoniques peuvent être préparés à base de solutions liquides de nanoparticules et donc être manufacturés à un prix relativement bas et à large échelle pour produire des couleurs qui ne changent pas sous différents angles », estime Surapaneni. « Rien qu’en contrôlant la taille, l’espacement et les matériaux de leur nanostructures […], les couleurs peuvent aussi être calibrées. »
Cette étude pourrait notamment aider à la création de biomatériaux innovants et l’équipe travaille d’ailleurs déjà à la création d’un système biomimétique souple et à couleur structurelle qui pourrait un jour intégrer les vitrines, écrans ou capteurs souples du futur. Comme l’affirme cependant le chercheur : « les nombreuses manières que la nature a trouvées pour faire du bleu sans chimie et à basse température corporelle offrent un terrain de jeu immense pour découvrir de nouvelles manières durables d’avoir des couleurs vibrantes. Il y a plus de 1000 espèces de requins et de raies, dont beaucoup avec des couleurs, motifs et marbrures charmants, mais vraiment personne ne s’est posé pour chercher comment ces designs sont créés ou contrôlés. » Bref, cette étude n’a fait qu’effleurer la surface et ouvert une nouvelle voie de recherche passionnante.