Les effets négatifs de l’exposition au plomb sont aujourd’hui largement reconnus. Toutefois, il n’en était pas de même par le passé. En analysant des carottes de glace arctique, une étude révèle que la pollution au plomb à l’apogée de la Rome Antique était très élevée et aurait contribué à une baisse significative du QI moyen en Europe… et peut-être aussi au passage au déclin de l’Empire romain.
L’histoire de cette pollution antique était enfouie dans la calotte glaciaire du Groenland. La composition chimique de la glace dans cette région et dans d’autres zones polaires peut en effet fournir des indices précieux sur les environnements passés. À mesure que la neige tombe, fond et se compacte pour former des couches de glace, les éléments chimiques piégés à l’intérieur offrent une sorte de chronologie. En forant, extrayant et analysant de longs cylindres de glace, les scientifiques peuvent ainsi mesurer des éléments tels que le dioxyde de carbone atmosphérique des climats passés ou, comme dans cette étude, les concentrations de plomb au fil du temps. Et les résultats ont été étonnants…
Le plomb dans la Rome Antique
Publiée le 6 janvier dans les Proceedings of the National Academy of Sciences, l’étude a examiné trois carottes de glace afin d’identifier les niveaux de pollution au plomb dans l’Arctique entre 500 av. J.-C. et 600 apr. J.-C., une période qui couvre l’essor de la République romaine jusqu’à la chute de l’Empire romain, avec un accent particulier sur l’apogée de l’Empire. Lors de ce que l’on appelle la Pax Romana, une période de stabilité et de prospérité relative qui a duré environ deux siècles à partir de 27 av. J.-C., l’empire s’étendait en effet à travers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Les chercheurs ont analysé trois carottes de glace et constaté que les concentrations de plomb augmentaient et diminuaient sur environ un millénaire en corrélation avec des événements clés de l’histoire économique de Rome. Cela s’explique par le fait que son économie de l’époque reposait sur une monnaie d’argent qui nécessitait d’importantes opérations minières. Cependant, l’extraction de ce métal de la croûte terrestre générait également beaucoup de plomb.
Le plomb issu de ces anciennes fonderies d’argent s’est retrouvé dans la glace du Groenland lorsque les particules libérées dans l’atmosphère se sont fixées à la poussière. Transportées par les vents sur de longues distances, ces particules se sont ensuite déposées avec la neige qui a piégé le plomb dans les couches de glace en se compactant progressivement. Selon ces recherches, les niveaux ont notamment augmenté lorsque Rome a pris le contrôle de l’Espagne actuelle et intensifié la production d’argent dans la région. L’étude montre par ailleurs que les concentrations de plomb dans l’air dépassaient les 150 nanogrammes par mètre cube (ng/m³) près des sites de fonte avec des concentrations moyennes supérieures à 1 ng/m³ sur une grande partie de l’Europe.

Un taux de plomb alarmant
Le plomb est une neurotoxine puissante toujours aujourd’hui considérée comme une menace pour la santé publique. Il n’existe par ailleurs pas de seuil sécuritaire : toute quantité dans l’organisme est associée à des troubles de l’apprentissage et de la mémoire, des problèmes de reproduction, des troubles mentaux, l’infertilité, l’anémie, les maladies cardiovasculaires, le cancer, une réponse immunitaire réduite ou encore un risque accru de perte auditive (entre autres effets).
Une fois les concentrations de plomb mesurées dans la glace groenlandaise, les chercheurs ont utilisé des modèles climatiques pour estimer la quantité de plomb que les Romains devaient émettre pour polluer le Groenland au niveau observé. L’équipe a ensuite analysé des données contemporaines sur l’exposition au plomb et déterminé les effets de cette pollution atmosphérique pendant la Pax Romana. Les chercheurs ont estimé que les niveaux de plomb dans le sang des enfants augmentaient en moyenne de 2,4 microgrammes par décilitre (µg/dl), s’ajoutant ainsi à un niveau de base d’environ 1 µg/dl en provenance de sources naturelles comme le sol et l’eau. Cela portait ainsi leur taux total à 3,4 µg/dl, ce qui est extrêmement élevé.
Rappelons en outre qu’on retrouvait aussi du plomb dans la vaisselle, notamment les gobelets, dans les canalisations et dans les récipients à vin, souvent enduits ou fabriqués avec ce métal, ce qui fait que cette pollution atmosphérique et domestique généralisée exposait encore plus fortement la population aux effets néfastes connus de cette substance toxique.

Les effets du plomb sur la cognition pendant la Rome Antique
De telles quantités auraient entraîné des pertes cognitives équivalentes à une réduction de 2,5 à 3 points de QI dans une grande partie de la population européenne. « C’est la première étude qui utilise un enregistrement de pollution provenant d’une carotte de glace pour déterminer les concentrations atmosphériques de pollution et évaluer ensuite les impacts sur la santé humaine », affirme Joe McConnell, l’auteur principal de l’étude et professeur de recherche en hydrologie au Desert Research Institute. « L’idée que nous puissions faire cela pour il y a 2 000 ans est assez novatrice et excitante. »
« Une réduction de 2 à 3 points de QI peut sembler peu, mais appliquée à toute la population européenne, c’est significatif », ajoute Nathan Chellman, co-auteur de l’étude. Bien que le QI soit un indicateur imparfait, il demeure en outre l’un des meilleurs outils scientifiques disponibles pour évaluer les conséquences à l’échelle de la population de facteurs comme l’exposition au plomb.
Une incidence aussi sur la chute de l’Empire romain ?
Ces découvertes pourraient raviver et renforcer les débats de longue date sur l’influence éventuelle de la pollution au plomb dans le déclin de l’Empire romain. L’étude apporte en effet de nouvelles preuves qui suggèrent que cette exposition aurait effectivement pu jouer un rôle. Or, depuis des décennies, des historiens et experts médicaux débattent justement de la contribution de cette pollution à la chute de Rome et à la perte de son ampleur.
Des chercheurs dans les années 1980 avaient suggéré que les élites romaines souffraient de la goutte et de comportements erratiques en raison de leur consommation excessive de vin contaminé au plomb. Certains historiens ont aussi avancé que des empereurs comme Caligula et Néron, connus pour leurs comportements étranges et souvent violents, souffraient peut-être d’intoxication au plomb, ce qui aurait mené au passage à des prises de décision déstabilisantes pour la société romaine.

Par ailleurs, la chronologie de la pollution au plomb à Rome coïncide avec des événements historiques majeurs, comme pendant la peste antonine (165-180 apr. J.-C.) qui a décimé environ 10 % de la population de l’Empire en provoquant entre cinq et dix millions de morts. L’étude soulève ainsi des questions sur le fait de savoir si cette exposition généralisée au plomb aurait pu affaiblir les systèmes immunitaires et aggraver ainsi les effets de cette épidémie.
D’autres facteurs en jeu
Si cette pollution pourrait effectivement avoir contribué au déclin de l’Empire romain, elle ne reste toutefois qu’un facteur parmi d’autres. L’effondrement de cet empire prospère peut en effet s’expliquer par de multiples raisons qui incluent les épidémies, des problèmes économiques et des changements climatiques. La Rome antique restait en outre un environnement très difficile avec une espérance de vie moyenne d’environ 25 à 30 ans où le plomb venait s’ajouter à des conditions sanitaires déjà catastrophiques.
Une étude passionnante et riche en enseignements
Bien que l’Empire romain semble lointain, les parallèles avec notre époque moderne sont frappants. Au cours des 150 dernières années environ, la pollution atmosphérique au plomb a principalement résulté de la combustion de combustibles fossiles, en particulier de l’utilisation généralisée de l’essence plombée à partir des années 1920, une pratique aujourd’hui abandonnée. Et de la même manière que les émissions industrielles de plomb ont atteint un sommet au vingtième siècle avec l’essence plombée, la dépendance de l’économie romaine à l’exploitation minière et métallurgique a créé une crise environnementale similaire.
Imagée par des archives glaciaires particulièrement parlantes, cette étude démontre que « les humains ont un impact sur leur santé depuis des millénaires à travers leurs activités industrielles », conclut McConnell.
Vous pouvez consulter l’étude ici.