Entre les microplastiques, les métaux lourds ou encore les PFAS, la pollution des eaux douces peut prendre plusieurs formes généralement suspectées d’être très néfastes pour la faune aquatique. Toutefois, les pollutions liées aux produits pharmaceutiques peuvent elles aussi affecter ces formes de vie fragiles et notamment les poissons de rivière chez qui ils ont des effets encore peu connus. Une étude publiée le 26 août 2024 soulève notamment les conséquences graves des résidus d’antidépresseurs dans l’eau sur le comportement et la reproduction des différentes espèces de poissons touchées par ce type de contamination. Et visiblement, la situation est alarmante.
Les substances actives comme des résidus des produits pharmaceutiques peuvent finir dans les cours d’eau mondiaux au moment de leur production avec le rejet d’eaux usées ou par le biais de nos excréments et de nos urines après consommation. Et si le Prozac est déjà connu pour avoir de nombreux effets secondaires désagréables chez l’humain (léthargie, somnolence, nervosité, baisse de la libido…), des chercheurs des universités de Monash (Australie) et de Tuscia (Italie) ont quant à eux cherché à investiguer les effets indésirables de cet antidépresseur très fréquemment prescrit sur la faune aquatique.
« Les polluants pharmaceutiques sont largement répandus dans les écosystèmes aquatiques à l’échelle mondiale, mais leur impact sur le comportement animal, l’histoire de vie et la répartition de la reproduction reste mal compris », expliquent-ils en effet dans leur étude publiée dans le Journal of Animal Ecology.
Nos médicaments antidépresseurs dans les eaux douces
Dans le cadre de ces recherches, les chercheurs ont décidé de mener une petite expérience dans leurs aquariums. Pendant cinq ans, ils ont exposé 3600 guppys sauvages à des doses nulles, faibles (30 nanogrammes par litre) ou fortes (300 ng/l) de fluoxétine (la substance psychotrope que l’on retrouve dans le Prozac). Il s’agit en effet des teneurs mesurées par le passé dans des cours d’eau éloignés ou proches d’un effluent d’eaux usées. Ils souhaitaient en effet retracer les effets de cette exposition sur ces poissons d’eau douce qui évoluent habituellement dans des rivières d’Amérique du Sud et des Caraïbes.
Après cinq ans, les chercheurs ont prélevé 144 mâles parmi les descendants des poissons capturés et les ont mis dans un nouvel aquarium pour évaluer leur comportement. Ils ont alors découvert que ces antidépresseurs perturbaient fortement leurs activités et leur comportement face aux risques. Devenus moins téméraires sous l’effet de cette médication, les poissons avaient ainsi plus tendance à chercher refuge dans leur aquarium.
« Nos résultats s’ajoutent à un nombre croissant de preuves montrant des perturbations comportementales similaires chez les animaux sauvages exposés. D’autres études ont montré que la fluoxétine peut rendre les poissons moins actifs. Cela pourrait perturber leur capacité à rivaliser pour la nourriture et les partenaires », s’inquiètent les chercheurs. Les scientifiques estiment ainsi que ces changements de comportement peuvent rendre ces poissons plus vulnérables, car moins capables de s’adapter à différents contextes, notamment ceux qui pourraient menacer leur survie.
Des variations suivant le taux d’exposition aux antidépresseurs
Si l’on peut logiquement imaginer qu’une forte exposition pourrait s’avérer plus dangereuse, les données recueillies dans l’étude ne vont étonnamment pas dans ce sens. « Curieusement, le traitement à faible dose de fluoxétine a eu des effets plus importants que le traitement à forte dose de fluoxétine. Néanmoins, ce type de relation dose-dépendante est souvent observé pour ces médicaments et divers mécanismes peuvent être en jeu, comme la désensibilisation à des doses plus élevées », expliquent les chercheurs.
L’étude montre en tout cas qu’une faible dose a ici fortement perturbé la reproduction chez les guppys mâles. Cette faible exposition à cette pollution chimique a en effet modifié leur morphologie et conduit à une hausse de la taille de leurs gonopodes (leurs organes reproducteurs) tout en réduisant au passage la vitesse de leurs spermatozoïdes des poissons, autant d’éléments qui peuvent entraver le succès reproductif de ces poissons.
Dans leurs travaux, les chercheurs se montrent toutefois prudents et indiquent que les effets moyens du Prozac sur les traits comportementaux ne sont finalement « pas toujours cohérents d’une espèce à l’autre et peuvent varier en fonction de la période d’exposition et du dosage ». Ils estiment donc que d’autres recherches complémentaires seront nécessaires pour approfondir le sujet. Ils insistent en tout cas sur la nécessité d’une « approche plus globale pour évaluer les conséquences écologiques et évolutives de la pollution pharmaceutique » et de « mettre en œuvre des réglementations plus strictes pour protéger la vie aquatique de cette menace. »
Pollution aux médicaments : des signalements qui se multiplient
Ces recherches ne sont pas les premières à s’inquiéter des effets de la pollution pharmaceutique sur les populations aquatiques et à appeler à de nouvelles réglementations. Rien qu’en juin dernier, une équipe internationale de chercheurs insistait dans ces travaux sur l’importance de mettre au point des médicaments efficaces, mais moins dangereux pour la biodiversité, en plus d’améliorer et étendre le traitement des eaux usées pour empêcher la dispersion d’ingrédients pharmaceutiques actifs dans la nature. Ils rappelaient en effet que nos médicaments sont spécifiquement conçus pour engendrer des effets biologiques à faibles doses et en dehors de leur utilisation prévue, ils peuvent donc avoir des effets puissants sur la nature même sous la simple forme de traces.
Dans cette étude, les scientifiques évoquaient ainsi de nombreux problèmes observés dans le monde animal terrestre et aquatique : les femelles étourneaux qui n’arrivent plus à séduire et les perches qui n’ont plus peur de leurs prédateurs (dans ces deux cas encore à cause des antidépresseurs), la pilule contraceptive qui transforme les poissons mâles en femelles et pousse des espèces à l’extinction localement, les truites accros à la méthamphétamine, les vautours qui meurent en masse en Inde à cause de l’ingestion de carcasses de bétail traitées au diclofénac (un médicament anti-inflammatoire) et l’augmentation de cas de rage après que les chiens aient mangé ces cadavres de bovins non nettoyés par les oiseaux charognards…
Ces nombreux problèmes plus ou moins directement liés à cette contamination chimique pointent ainsi vers un problème qui va toujours en empirant et que les autorités de santé n’ont pour l’heure pas réglé.