Ironie tragique : l’armée américaine, qui affirme que le changement climatique est une menace majeure pour la sécurité mondiale, est elle-même l’une des principales causes de ce dérèglement.
Une machine de guerre au cœur du problème climatique
Au sein des institutions qui façonnent le 21e siècle, peu rivalisent avec la puissance logistique et stratégique de l’armée américaine. Présente sur tous les continents, dotée de milliers de bases et d’un budget dépassant ceux de nombreux pays réunis, elle joue un rôle majeur dans la stabilité du monde. Mais cette machine de guerre planétaire a un revers environnemental souvent passé sous silence : elle est la plus grande institution émettrice de gaz à effet de serre au monde.
Entre 2010 et 2019, les forces armées américaines ont émis quelque 636 millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO₂). Pour donner un ordre de grandeur, cela équivaut à plus que les émissions annuelles de pays comme la Suède, le Portugal ou le Maroc. Même si ces émissions ont légèrement diminué au fil de la décennie – passant d’environ 76 millions de tonnes par an en 2010 à 55 millions à la fin des années 2010 –, la machine militaire américaine continue de produire plus de CO₂ que la majorité des États souverains.
Un réseau mondial énergivore
Pourquoi une telle empreinte carbone ? La réponse tient à l’ampleur et à la nature même des opérations militaires américaines. Les États-Unis disposent d’environ 900 bases militaires sur leur territoire et près de 800 installations réparties dans le reste du monde. Ravitailler ces infrastructures, faire voler les avions, déplacer les troupes, tester les armes, entretenir les véhicules terrestres et navals… Chaque aspect de cette immense logistique repose sur une consommation énergétique gigantesque.
Notez que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les États-Unis ne possèdent pas la plus grande armée en nombre de soldats. Des pays comme la Chine ou l’Inde, avec des populations bien plus importantes, disposent d’effectifs militaires plus conséquents. Pourtant, l’armée américaine surpasse toutes les autres en dépenses – atteignant près de 997 milliards de dollars en 2024 –, un budget qui se traduit directement par une plus grande consommation d’énergie.

Moins de guerre, moins de carbone ?
Une étude récente publiée dans la revue PLOS Climate s’est penchée sur les moyens de réduire cette empreinte écologique militaire. L’un des enseignements les plus frappants de cette recherche est le lien direct entre budget militaireet consommation énergétique. Lorsque les dépenses de défense diminuent, la consommation de carburants – notamment le kérosène utilisé par les avions de chasse et de transport – baisse de façon notable.
Cela peut sembler évident, mais dans le contexte actuel, cette observation prend une dimension alarmante. En effet, les dépenses militaires mondiales ont augmenté de 9,4 % en 2024, un record depuis la fin de la guerre froide. Les États-Unis, en tête de ce mouvement, continuent d’investir massivement dans leur appareil de défense, au prix d’émissions toujours plus importantes.
Un paradoxe stratégique
Le plus troublant dans cette situation est sans doute le paradoxe que cela soulève. Le Pentagone reconnaît officiellement que le changement climatique représente une menace majeure pour la stabilité mondiale. Hausse du niveau des mers, raréfaction des ressources, migrations forcées, multiplication des catastrophes naturelles : autant de facteurs susceptibles de déclencher ou d’aggraver des conflits.
Mais en cherchant à se préparer à ces menaces, l’armée contribue à les intensifier. Ses activités alimentent directement le réchauffement climatique, lequel engendre précisément les instabilités contre lesquelles elle entend se prémunir. Un cercle vicieux quasi absurde : plus on se prépare à un monde instable, plus on l’accélère.
Un angle mort des politiques climatiques
Il serait cependant simpliste de pointer du doigt l’armée comme unique responsable de la crise climatique. Les plus grands contributeurs aux émissions mondiales restent les industries fossiles, le secteur des transports, l’agriculture et la production d’énergie. Néanmoins, le poids de la défense est souvent absent des grandes discussions environnementales, comme si son rôle devait rester à part.
C’est pourtant un secteur stratégique, au sens propre comme au figuré. Si l’objectif est véritablement d’assurer un avenir vivable sur Terre, la durabilité ne peut pas rester en dehors de la réflexion militaire. Intégrer l’environnement dans les doctrines de défense ne relève pas de l’utopie : c’est une nécessité géopolitique.
Conclusion : assurer la sécurité d’une planète en feu
Le changement climatique n’est pas un ennemi abstrait. Il progresse, silencieux et implacable, et ne distingue ni frontière, ni camp. Le paradoxe de l’armée américaine, à la fois protectrice et pollueuse, met en lumière l’urgence d’une révision globale des priorités.
Dans un monde qui consacre chaque année des milliards à se préparer à la guerre, peut-être serait-il temps d’investir davantage pour éviter l’effondrement silencieux qui menace déjà. Parce qu’aucune armée, aussi puissante soit-elle, ne pourra combattre un climat devenu invivable.
