Pendant plus d’un siècle, les paléontologues ont scruté les os massifs des sauropodes – ces dinosaures à long cou et à queue interminable – pour tenter de percer les mystères de leur mode de vie. Mais une énigme résistait : que mangeaient exactement ces géants préhistoriques ? Et surtout, comment digéraient-ils leur nourriture ? En 2024, une équipe de chercheurs australiens a enfin trouvé la réponse dans un endroit inattendu : le ventre fossilisé d’un Diamantinasaurus matildae, vieux de plus de 94 millions d’années.
Une découverte unique : le tout premier estomac de sauropode fossilisé
Tout commence en 2017 dans le Queensland, en Australie, lorsque des paléontologues du Musée australien de l’âge des dinosaures exhument un spécimen remarquablement bien conservé de Diamantinasaurus. À ses côtés, un étrange amas rocheux intrigue les chercheurs. Une analyse plus poussée révèle qu’il s’agit d’une cololite, un contenu stomacal fossilisé – une première mondiale pour un dinosaure de ce type.
Ce vestige exceptionnel contient des couches superposées de fragments végétaux : des conifères, des fructifications de fougères à graines et même des feuilles d’angiospermes, ces plantes à fleurs qui dominaient déjà certains paysages au Crétacé. Ces éléments confirment une intuition de longue date : les sauropodes étaient bien herbivores.
Mais cette découverte va plus loin. Elle révèle aussi comment ces géants digéraient leur nourriture – et c’est là que les surprises commencent.
Une digestion sans mâcher, avec un estomac en mode « four microbien »
Contrairement aux mammifères actuels, les sauropodes ne mâchaient pas leur nourriture. Pas de dents plates ou de mastication prolongée : les plantes étaient avalées telles quelles. Le travail de digestion était laissé à un système complexe de fermentation microbienne dans l’intestin. En clair, des bactéries spécialisées décomposaient lentement les fibres végétales, transformant un régime de feuilles coriaces en énergie utilisable.
Ce mode de digestion n’est pas sans équivalent aujourd’hui : éléphants, rhinocéros ou chevaux utilisent eux aussi une fermentation dite de l’intestin postérieur. Mais chez les sauropodes, l’échelle est tout autre. Selon Stephen Poropat, paléontologue à l’Université Curtin et auteur principal de l’étude, la quantité de chaleur générée par ce processus devait être énorme.
Une physiologie adaptée à la chaleur interne
Face à ce « four gastrique » interne, les sauropodes avaient peut-être développé des adaptations thermiques uniques. Leur anatomie – un long cou, une queue allongée – pourrait avoir permis d’évacuer la chaleur excédentaire, un peu comme les oreilles d’un éléphant qui régulent sa température corporelle. Le cerveau, quant à lui, était situé à bonne distance du « foyer digestif », évitant une surchauffe potentiellement dangereuse.

Des bébés voraces, des ados affamés, des adultes stratèges
Mais cette découverte ne nous renseigne pas uniquement sur l’individu adulte. Elle ouvre aussi une nouvelle perspective sur le rôle écologique des sauropodes à tous les stades de leur vie. Trop souvent, on imagine ces animaux uniquement dans leur phase adulte, gigantesques et paisibles, broutant les cimes d’une forêt ancienne. Or, les chercheurs soulignent qu’une horde de juvéniles – ou même d’adolescents affamés – pouvait à elle seule ravager des étendues entières de plantes basses.
Les sauropodes, même jeunes, étaient donc de puissants agents de transformation des écosystèmes. Leur régime alimentaire aurait imposé une pression constante sur la végétation, forçant certaines plantes à évoluer : croissance rapide, développement de défenses physiques (épines, poils) ou chimiques (toxines), ou encore stratégies de dispersion des graines via les excréments des dinosaures.
Des ingénieurs de l’environnement préhistorique
En somme, les sauropodes n’étaient pas seulement les plus grands animaux terrestres de tous les temps : ils étaient aussi des ingénieurs de l’environnement. Leur alimentation, leur digestion et leurs déplacements façonnaient les paysages, bien avant l’arrivée des mammifères ou des humains.
Et grâce à ce contenu stomacal fossilisé – un vestige aussi rare que précieux – la science peut désormais reconstituer avec plus de précision la dynamique écologique du Crétacé. Une époque où les plus grands herbivores de l’histoire n’étaient pas seulement des consommateurs, mais des bâtisseurs de mondes.
L’étude est publiée dans la revue Current Biology.