Que s’est-il vraiment passé dans les toutes premières secondes après le Big Bang ? Cette question hante les cosmologistes depuis des décennies, et pour cause : entre l’inflation initiale et la formation des premiers atomes d’hydrogène et d’hélium, il existe un trou noir dans notre compréhension. Un vide théorique que trois physiciens italiens viennent de remplir avec un modèle aussi fascinant qu’inquiétant. Leur proposition, publiée dans Physical Review D, décrit un univers naissant bien plus chaotique et violent qu’on ne l’imaginait : un bouillon primordial grouillant de micro-trous noirs, d’étoiles exotiques et d’objets qui se dévorent eux-mêmes. Bienvenue dans l’enfance turbulente du cosmos.
La zone d’ombre de notre origine
Les physiciens maîtrisent relativement bien certaines phases de l’histoire cosmique. L’inflation, cette expansion fulgurante qui a eu lieu une fraction de seconde après le Big Bang, est documentée. La nucléosynthèse, période où se sont formés les premiers noyaux atomiques quelques minutes plus tard, l’est également. Mais entre les deux ? Un mystère presque complet.
C’est précisément dans cet intervalle insaisissable que Pranjal Ralegankar, Daniele Perri et Takeshi Kobayashi, de l’École internationale d’études avancées d’Italie, ont plongé leur regard théorique. Leur hypothèse repose sur un concept déjà évoqué dans certains modèles : l’ère primordiale dominée par la matière, ou EMDE pour les intimes.
Cette période hypothétique serait survenue lorsque les particules ultra-chaudes issues de l’inflation se sont suffisamment refroidies pour que leur masse devienne plus significative que l’énergie qu’elles rayonnaient. Un basculement fondamental où, pour la première fois, la matière aurait pris temporairement le dessus sur l’énergie dans la gouvernance de l’univers.
Des grumeaux de matière dans un univers minuscule
Si cette EMDE a réellement existé, elle aurait inévitablement produit des concentrations locales de matière : des halos. À l’échelle de notre univers actuel, ces formations auraient semblé ridiculement petites, avec une masse inférieure au double de celle de la Terre. Mais replacées dans le contexte d’un univers lui-même infiniment plus compact, ces masses représentaient des concentrations extraordinaires.
Les chercheurs ont voulu comprendre ce qui se passerait si les particules piégées dans ces halos pouvaient interagir entre elles. Leur conclusion : dans des conditions de densité aussi extrêmes, ces particules auraient fusionné pour former des objets compacts. Et quand on parle d’objets compacts dans un contexte de densité vertigineuse, un seul candidat s’impose : les trous noirs.
Sauf qu’il ne s’agirait pas des trous noirs massifs que nous connaissons, vestiges d’étoiles effondrées. Ces trous noirs primordiaux auraient eu des masses comparables à celles d’astéroïdes. Minuscules individuellement, mais potentiellement présents en quantités faramineuses.

La matière noire serait-elle un héritage du chaos primordial ?
Voici où l’histoire devient vraiment intrigante. Les auteurs suggèrent que ces innombrables micro-trous noirs formés durant l’EMDE pourraient constituer la fameuse matière noire, cette substance invisible qui compose environ 85% de la matière totale de l’univers et que les astronomes traquent désespérément depuis des décennies.
Un univers parsemé de mini-trous noirs pourrait sembler inquiétant pour notre sécurité planétaire, mais les chercheurs se montrent rassurants. Les plus petits de ces objets se seraient évaporés presque instantanément par un phénomène quantique appelé rayonnement de Hawking, parfois même avant la formation de l’hydrogène et de l’hélium. La menace, si elle a jamais existé, aurait disparu en quelques secondes ou minutes.
Les créatures exotiques de l’univers infantile
Mais les trous noirs ne seraient pas les seuls habitants de cet univers primitif. Le modèle prédit également l’émergence d’étoiles de bosons, des objets théoriques composés de particules de spin 0 ou 1. Contrairement aux étoiles que nous connaissons, faites de plasma en fusion, ces structures auraient brillé brièvement avant de s’effondrer à leur tour en trous noirs.
Plus étranges encore : les étoiles cannibales. Ce nom évocateur ne désigne pas des ogres stellaires dévoreurs de leurs congénères, mais des objets produisant leur énergie par annihilation matière-antimatière plutôt que par fusion nucléaire. Ce processus est bien plus efficace que la fusion traditionnelle, qui ne convertit qu’une infime fraction de matière en énergie.
Ces étoiles cannibales auraient rayonné avec une intensité phénoménale, alimentées par les halos de matière environnants. Mais cette gloutonnerie aurait signé leur perte : en accumulant trop de masse, elles auraient fini par s’effondrer en nouveaux trous noirs. Dans ce modèle, presque tout semblait destiné à finir aspiré par ces gouffres gravitationnels.
Un univers qui aurait pu ne jamais exister
Face à un tel carnage cosmique, on pourrait se demander comment quoi que ce soit a survécu à cette période pour donner naissance à l’univers que nous connaissons. Les auteurs reconnaissent que la chaleur dégagée par ces étoiles cannibales aurait pu, dans certains cas, les empêcher d’accumuler suffisamment de matière pour s’effondrer. Un mécanisme salvateur qui aurait permis à une partie de la matière d’échapper au destin de trou noir et de continuer son évolution vers les structures actuelles.
Nous ne saurons probablement jamais avec certitude si ce scénario chaotique correspond à la réalité des premiers instants de l’univers. Mais il nous rappelle que notre cosmos, aujourd’hui si vaste et ordonné, a peut-être connu une enfance bien plus violente et imprévisible que nous l’imaginions.
