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Crédits : Guilliam van Deynum/Galleria Nazionale della Liguria a Palazzo Spinola (Gênes/Italie).

Le cas fascinant de la police de la mode qui sévissait dans la Gênes du XVIe siècle

Depuis des siècles, la manière dont nous nous habillons dépasse le simple choix personnel ou esthétique. Elle reflète en effet les normes sociales, les hiérarchies et les valeurs culturelles d’une époque. Si les codes vestimentaires d’aujourd’hui sont largement influencés par des tendances globales, professées par les magazines de mode et les réseaux sociaux, et des préférences individuelles, il fut un temps où les vêtements étaient strictement réglementés par des édits appelés lois somptuaires. Il existait même littéralement une police de la mode dans la plupart des villes européennes de l’époque moderne.

Autrefois, ces lois locales dictaient jusque dans les moindres détails (boutons en or et couleur de la soie compris) ce que les différents groupes sociaux pouvaient ou ne pouvaient pas porter. Voici ce qu’il faut savoir sur cette fashion police historique et si cela existe encore de nos jours.

Les lois somptuaires dans l’histoire

Les lois somptuaires, également appelées édits somptuaires, sont globalement des législations qui visent à encadrer les habitudes de consommation, souvent dans le domaine de l’habillement, de la nourriture ou des festivités, courantes dans de nombreuses sociétés préindustrielles, notamment en Europe, en Asie et dans certaines civilisations américaines précolombiennes. Elles avaient notamment pour but de limiter les démonstrations de richesse considérées comme excessives ou de préserver un ordre social basé sur des distinctions de classe claires. Par exemple, certaines lois interdisaient aux roturiers de porter des tissus réservés à la noblesse, comme la soie ou le velours, ou encore d’organiser des banquets trop extravagants.

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Crédits : Abraham Bosse/Wikimedia Commons. Conformément à un édit de 1633, un courtisan est montré adoptant un habillement plus sobre.

Ces règlements servaient souvent des objectifs politiques, économiques ou moraux. Politiquement, ils contribuaient à maintenir une hiérarchie sociale (les individus de classes inférieures ne pouvaient pas symboliquement rivaliser avec les élites). Économiquement, elles permettaient de contenir les dépenses des citoyens pour préserver la stabilité des finances personnelles et éviter des crises économiques causées par des dépenses excessives. Sur le plan moral, les législateurs justifiaient parfois ces édits par des valeurs religieuses ou éthiques en condamnant le luxe comme une source de corruption et de décadence. Par exemple, dans l’Europe médiévale et de la Renaissance, de nombreuses lois somptuaires avaient pour objectif de promouvoir une certaine austérité chrétienne.

Cependant, ces lois étaient souvent difficiles à appliquer et leur efficacité était limitée. Les riches marchands ou les classes émergentes qui trouvaient des moyens subtils de les contourner pour exhiber leur richesse sans violer directement les interdictions. Il en existe de nombreux exemples à travers l’histoire, mais le cas de la Gênes (Italie) du XVIe siècle est l’un des plus édifiants.

Le cas de Gênes : la police de la mode à son paroxysme

Dans une recherche publiée en septembre dans The Historical Journal, Ana Cristina Howie, professeure adjointe d’histoire de l’art et des études visuelles au College of Arts and Sciences, souligne comment les lois somptuaires de la Gênes de l’époque moderne, conçues pour « contrôler la consommation de vêtements de luxe et les maux sociaux qu’elle pourrait encourager », contraignaient davantage les femmes que les hommes. Pourtant, la mode constituait un moyen important d’expression personnelle pour les femmes, souvent considérées comme « le sexe silencieux » selon Howie.

À Gênes, un important centre commercial, les lois somptuaires avaient une particularité notable. Tandis que d’autres villes prenaient en compte la classe sociale, le lieu de naissance et d’autres catégories, celles de Gênes divisaient la population uniquement en hommes et femmes. Cela faisait ainsi de cette ville un lieu clé pour étudier comment la société percevait et façonnait les idéaux de différence de genre à travers les lois sur l’habillement et l’ornement.

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Avec les lois somptuaires, il était possible de dénoncer les femmes pour des accessoires de bijoux nouveaux et à la mode, comme les randiglia, des supports métalliques conçus pour maintenir les fraises élégamment volumineuses comme on le voit dans ce portrait de 1610 appelé Veronica Spinola Serra. Crédits : Guilliam van Deynum/Galleria Nazionale della Liguria a Palazzo Spinola (Gênes/Italie).

Des lois strictes

Dans la Gênes du XVIe siècle, « vous pouvez porter de la soie, mais seulement dans un certain nombre de couleurs : noir, blanc, jaune, vert, bleu foncé, rouge, violet ou brun fauve », explique Howie à propos des lois somptuaires. Par ailleurs, « vous pouvez porter de la laine dans toutes les couleurs de la soie, plus le beige, le blanc, le rose et le porcelaine. Vous pouvez porter du velours, mais pas s’il présente des motifs. Il est difficile de comprendre ce qui est interdit, car les règles sont extrêmement détaillées. »

Pour son étude, Howie a examiné un registre des dénonciations somptuaires à Gênes en 1598. Dans plus de 200 entrées, les autorités détaillent comment divers citoyens ont transgressé ces lois. La plupart des contrevenants appartenaient à la classe noble. Or, les personnes qui rédigeaient ces lois et celles qui en repoussaient les limites faisaient toutes partie du même petit groupe d’environ 1 000 nobles au pouvoir. « Il y avait un bureau dédié à la régulation du luxe, composé de nobles qui, je le sais parce que j’ai vu leurs inventaires, consommaient eux-mêmes tous les biens qu’ils déclaraient interdits. »

La ville cherchait à limiter les démonstrations ostentatoires de richesse (utilisation de teintures plus difficiles à produire et donc plus coûteuses ou port de métaux précieux), mais cela concernait davantage les femmes que les hommes. « L’ostentation excessive était perçue comme un vice, une gourmandise pour les biens matériels. Et les femmes étaient considérées comme plus facilement tentées par la luxure en raison de leur constitution supposée plus faible qui les exposait davantage aux tentations », précise-t-elle. Aussi, les réglementations pour les hommes ne remplissaient même pas une page contre trois fois plus pour ces dames.

La police de la mode : toujours présente, mais sous une forme différente

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Crédits : AH86/iStock

Parmi toutes les libertés dont jouissent les Occidentaux, la possibilité de s’habiller comme bon leur semble sans ingérence gouvernementale est probablement celle qu’ils considèrent comme acquise. La plupart des gens n’y pensent même pas. « Nous aimons croire que lorsque nous nous habillons le matin, la seule limite est celle de notre garde-robe », déclare Ruthann Robson, professeure à la City University of New York. Toutefois, cette spécialiste soutient qu’il existe bien plus de restrictions que nous ne le pensons.

Bien que les lois somptuaires formelles à l’ancienne aient largement disparu, des réglementations vestimentaires continuent en effet d’exister sous diverses formes dans le monde moderne. Dans certaines sociétés, des lois encadrent en effet encore les tenues pour des raisons culturelles, religieuses ou idéologiques, comme les interdictions liées aux vêtements religieux ou les restrictions imposées aux femmes dans certains pays.

Dans d’autres contextes, ce sont des codes implicites ou des normes sociales qui remplacent ces lois, notamment dans les milieux professionnels où des attentes précises concernant l’apparence maintiennent une forme de contrôle social. Par exemple, des jugements sur la tenue professionnelle ou la conformité à des codes vestimentaires non écrits reflètent encore des inégalités de genre, de classe ou de culture, perpétuant finalement l’esprit des anciennes lois somptuaires, juste différemment. Au Japon, on attend par exemple souvent des femmes qu’elles portent des talons au travail, même si les choses commencent à changer.

Des exemples récents

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©Pxhere

Si de nos jours, les gouvernements ne prescrivent plus jusqu’au dernier bouton ce que les gens doivent porter, Howie voit encore dans la société occidentale moderne des domaines où la connaissance des codes vestimentaires joue un rôle important. « J’ai des amis dans le monde de l’entreprise », dit-elle. « Leur sac à main ne peut pas coûter plus cher que celui de leur supérieur, car tout le monde le sait et ce serait une façon de dépasser son rang. Pour les hommes, ce sont les montres. Il est intéressant de voir comment ces formes de contrôle social persistent. » Ces normes, certes assouplies, permettent aux biais de subsister grâce à des règles pas forcément toujours écrites, comprises et bien définies.

On peut ainsi trouver des exemples récents de lois similaires. Par exemple, la conformité était au cœur des préoccupations des conseils scolaires américains qui se sont battus devant les tribunaux contre des étudiants à propos de la longueur de leurs cheveux dans les années 1960. Les traditionalistes, horrifiés par « l’invasion britannique » des groupes de rock aux cheveux longs menés par les Beatles, considéraient en effet cette tendance comme efféminée, dégénérée et surtout anti-américaine. Plus récemment encore, malgré la suspension de l’interdiction du burkini par le Conseil d’État français, certains maires locaux continuent également de déclarer qu’ils feront respecter ce code vestimentaire.

Julie Durand

Rédigé par Julie Durand

Autrefois enseignante, j'aime toujours autant partager mes connaissances et mes passions avec les autres. Je suis notamment passionnée par la nature et les technologies, mais aussi intriguée par les mystères nichés dans notre Univers. Ce sont donc des thèmes que j'ai plaisir à explorer sur Sciencepost à travers les articles que je rédige, mais aussi ceux que je corrige.