Parmi les maladies les plus redoutées de notre époque, le cancer occupe une place à part. Face à cette menace, la médecine a déployé des traitements parmi les plus sophistiqués jamais mis au point : radiothérapies ciblées, immunothérapies personnalisées, et cellules tueuses reprogrammées. Pourtant, un levier fondamental reste largement sous-exploité dans la lutte contre les tumeurs : l’alimentation.
De plus en plus de chercheurs s’accordent à dire que ce que nous mangeons pourrait influer sur la progression du cancer — voire sur l’efficacité des traitements. Un récent article de synthèse publié dans Trends in Molecular Medicine explore ce concept de « nutrition de précision », qui vise à adapter le régime alimentaire des patients en fonction de la nature de leur cancer et de leur profil biologique.
L’appétit insatiable des cellules cancéreuses
Les cellules cancéreuses ne se comportent pas comme les autres. Leur croissance anarchique demande beaucoup plus d’énergie que celle des cellules saines. Elles consomment donc des quantités massives de glucose, mais aussi certains acides aminés (les composants des protéines) et lipides (les graisses). C’est ce métabolisme particulier qui a donné naissance à l’idée que, en privant les cellules cancéreuses de ces nutriments essentiels, on pourrait ralentir leur progression.
Plusieurs expériences menées sur des animaux ont ainsi montré des résultats encourageants. Par exemple, un régime cétogène (riche en graisses, faible en glucides) diminue fortement la glycémie – le taux de sucre dans le sang – et semble freiner la croissance des tumeurs chez la souris. Ce régime entraîne une production accrue de cétones, des molécules issues de la dégradation des graisses, que les cellules normales savent exploiter — mais pas les cellules cancéreuses.
Bonne nouvelle : les cellules normales peuvent les utiliser efficacement comme source d’énergie, contrairement aux cellules cancéreuses.
Autre piste explorée : le jeûne intermittent, ou des régimes hypocaloriques qui forcent l’organisme à puiser dans ses réserves. Là encore, des bénéfices notables ont été observés sur la croissance tumorale et la capacité du corps à limiter les métastases… chez l’animal, du moins.
Pourquoi ces résultats tardent à s’appliquer aux humains
Alors pourquoi ces stratégies nutritionnelles ne sont-elles pas déjà intégrées aux traitements conventionnels ? Parce que, malgré leur potentiel prometteur, elles manquent encore de validation clinique.
Chez l’humain, les données sont rares, les essais peu nombreux et souvent de courte durée. La réalité, c’est que les patients atteints de cancer sont souvent très affaiblis. Les traitements classiques – chimiothérapie, radiothérapie – entraînent perte d’appétit, nausées, fatigue. Dans ce contexte, les médecins privilégient souvent une consigne simple : “manger quelque chose, n’importe quoi”, plutôt que d’imposer un régime strict et potentiellement frustrant.
Sans oublier que chaque cancer est différent. Certaines tumeurs sont particulièrement friandes de glutamine, d’autres d’arginine ou encore de certains lipides. C’est là qu’intervient le concept de nutrition de précision : tout comme on adapte un traitement en fonction du profil génétique d’une tumeur, on pourrait adapter l’alimentation à ses besoins spécifiques, en analysant les marqueurs métaboliques du patient.

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Crédits : Benoitle5/istockUne approche complémentaire, pas une alternative
Les auteurs de l’étude, Carlos Martínez-Garay et Nabil Djouder, chercheurs au Centre national de recherche sur le cancer en Espagne, appellent donc à lancer des essais cliniques de grande envergure. Leur vision est claire : utiliser l’alimentation comme un levier thérapeutique complémentaire, en lien direct avec les avancées de l’oncologie moléculaire. Ils imaginent un futur où les patients bénéficieront d’un “profil alimentaire personnalisé”, conçu sur la base de leur microbiome, de leurs analyses sanguines, de leurs prédispositions génétiques.
Mais attention : cette approche ne remplace pas les traitements conventionnels. L’exemple bien connu de Steve Jobs en est un triste rappel. Le fondateur d’Apple, diagnostiqué en 2003 d’un cancer du pancréas potentiellement traitable, avait d’abord refusé la chirurgie pour suivre un régime frugivore et d’autres méthodes dites “alternatives”. Lorsqu’il a finalement accepté l’opération, le cancer s’était propagé. Il est décédé sept ans plus tard.
Vers une médecine intégrative
Le message est donc nuancé, mais puissant : mieux manger ne guérit pas le cancer à lui seul, mais peut en améliorer la prise en charge, renforcer les effets des traitements et réduire les effets secondaires. Un régime bien pensé, adapté au type de tumeur, au métabolisme et à l’état du patient, peut devenir un véritable allié thérapeutique.
Parmi les pistes les plus prometteuses figure la réduction ciblée de certains nutriments, à commencer par le sucre — notamment le fructose, présent dans de nombreux aliments transformés. Certaines tumeurs cancéreuses semblent en effet particulièrement dépendantes de ce sucre pour se développer. Le priver de cet apport pourrait ainsi participer à ralentir sa progression, tout en maintenant un bon équilibre énergétique chez le patient.
La nutrition de précision pourrait bien être l’un des prochains grands chapitres de l’oncologie moderne. Encore faut-il lui donner les moyens d’être validée, testée, et intégrée aux protocoles médicaux. Car si le cancer a des préférences alimentaires, il est temps d’apprendre à le priver intelligemment.