Avec leurs sens très développés, notamment une vue perçante et un odorat extrêmement sensible, combinés à leurs dents acérées et renouvelables, leur agilité, leur rapidité et leur force ainsi que des stratégies de chasse variées qui leur permettent de capturer une large gamme de proies et assurent une efficacité maximale lors des attaques, les requins sont d’excellents chasseurs et prédateurs. De plus, certaines espèces de requins chassent en groupe, ce qui augmente leur succès. En bref, leur adaptation évolutive en fait des prédateurs redoutables dans les océans. Toutefois, le comportement de certaines espèces est en train de changer profondément. De chasseurs impitoyables à charognards, ces requins se tournent vers des proies faciles capturées par les humains dans les sillages des bateaux. Or, cet abandon progressif de la chasse (ou déprédation) n’est pas une bonne nouvelle.
La déprédation de plus en plus présente chez les requins
Le 26 février dernier, une attaque de requins sur un bateau de pêcheur au large de la Floride avait fait grand bruit. Tandis que le pêcheur remontait sa prise avec sa ligne, trois prédateurs attirés par le sang se sont en effet approchés et se sont jetés dessus. Les trois squales se disputent le poisson, déjà bien entamé par ses assaillants, pendant de longues minutes, l’un d’entre eux n’hésitant pas à sauter hors de l’eau dans l’espoir de rafler la mise comme l’atteste la vidéo du pêcheur (à visionner ci-dessous). « Je fais ça depuis environ vingt ans et je n’ai jamais rien vu de pareil », s’étonne l’un des guides de Fin and Fly Charters, l’entreprise de location de bateaux locale dans les colonnes du Miami Herald. « C’était à couper le souffle. Vous ne voulez certainement pas tomber à l’eau à ce moment-là », ajoute-t-il. Les animaux se sont ensuite attaqués au moteur.
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Comme l’affirme Gavin Naylor, le directeur du programme de recherche sur les requins de Floride : « les requins dans la vidéo sont des requins gris. Ils sont attirés vers le bateau par les poissons en difficulté qu’on pêche à la canne et au moulinet. Quand il n’y a plus de poisson à manger, ils se déplacent et ciblent d’autres choses dans l’eau qui attirent leur attention ». Et à en croire ce spécialiste, il ne s’agit pas d’un incident isolé. C’est d’ailleurs un avis que partage aussi Marcus Drymon, un scientifique spécialisé dans les requins à l’Université d’État du Mississippi, qui s’inquiète de l’augmentation du phénomène de déprédation chez certaines espèces dans le golfe du Mexique pendant la dernière décennie : « bien que ce soit difficile à prouver de manière empirique, il semble bien qu’il y ait un changement de comportement (ou réponse apprise) ».
Comment expliquer ce changement de comportement ?
Le documentaire « Anthony Mackie à la rencontre des requins », diffusé ce 30 juin aux États-Unis et bientôt disponible sur Disney+ et Hulu, revient sur l’impact du conflit entre les pêcheurs et les requins. « Nous pêchons au même endroit que les requins », y déplore Jasmin Graham, la biologiste marine fondatrice du Minorities in Shark Sciences, un groupe de femmes chercheuses issues des minorités qui promeuvent la diversité et l’inclusion dans le domaine de la science du requin tout en se battant pour sa conservation. Elle ajoute que ces animaux « apprennent très, très rapidement. Ils apprennent que les moteurs sont synonymes de nourriture. Ils se dirigent donc directement vers les bateaux. Nous sommes à présent en concurrence directe avec eux pour les mêmes poissons et c’est comme ça que l’on obtient la déprédation ». En bref, les squales ont dû s’adapter face aux humains.
Et si ce phénomène est particulièrement présent dans le golfe du Mexique, il n’est pas circonscrit à cette zone et s’étend partout dans le monde, à commencer par les États-Unis ou l’Australie, tant à la faveur de la pêche intensive que de la pêche récréative au large. En réponse à ces observations, la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration ou Agence américaine d’Observation Océanique et Atmosphérique) évalue de plus près les cas de déprédation chez les deux espèces les plus impliquées : les requins-taureaux (Carcharhinus leucas) et les requins gris (Carcharhinus plumbeus). L’objectif de cette organisation serait à terme de trouver des technologies de dissuasion pour protéger aussi bien les pêcheurs et leurs prises que les requins.
Des requins toujours menacés
Ce phénomène de déprédation ne risque pas d’arranger le sort de ces animaux, déjà massivement affectés par la pêche (passant de 76 millions d’individus tués par an à plus de 80 millions entre 2012 et 2019, tant pour satisfaire la demande de nageoires et d’ailerons qu’à cause de prises accidentelles) et dont beaucoup d’espèces frisent l’extinction. Des mesures de protection (notamment des interdictions de pêche régionale ou de rétention des requins) ont bel et bien permis d’aider certaines espèces, notamment les requins-taureaux dont les populations ont quintuplé entre 2003 et 2020 à la faveur aussi des eaux qui se réchauffent.
Certains pêcheurs opèrent également encore plus loin pour éviter une perte de prises ou que leur équipement ne soit abîmé par les attaques. Cependant, des chercheurs comme Marcus Drymon s’inquiètent du risque que d’autres puissent se venger sur les squales, ce qui pourrait présenter un danger supplémentaire pour eux.
« Ils doivent manger. Nous devons manger. Nous devons donc trouver une solution pour tous pouvoir manger », estime Jasmin Graham. Elle pense également que la déprédation met en exergue un problème environnemental plus large : « cela nous montre que les écosystèmes marins sont instables et déséquilibrés. Nous devons nous assurer qu’il y a assez de poisson pour tous les prédateurs de notre écosystème, humains inclus, et assez d’habitats sains pour que les poissons puissent se disperser à plus grande échelle », conclut-elle.
L’impact de la déprédation sur l’équilibre des écosystèmes marins
Ce phénomène de déprédation, où les requins se nourrissent de poissons capturés par les humains, soulève également des questions sur l’équilibre des écosystèmes marins. En perturbant les chaînes alimentaires naturelles, les requins risquent de modifier involontairement la dynamique de la biodiversité dans certaines zones. Cette nouvelle habitude de se tourner vers les prises humaines pourrait conduire à une surexploitation des ressources halieutiques dans ces régions, fragilisant davantage les stocks de poissons déjà affectés par la pêche intensive. Ce comportement accentue ainsi la pression sur les écosystèmes marins, qui peinent à maintenir des populations viables pour soutenir à la fois la faune sauvage et les besoins humains.