Pendant des siècles, les archéologues ont fouillé temples, villas et forums romains. Mais les artères qui irriguaient l’empire le plus puissant de l’Antiquité sont restées dans l’ombre, presque ignorées. Jusqu’à aujourd’hui. Une équipe de chercheurs vient de cartographier l’intégralité du réseau routier romain avec une précision inédite, révélant un maillage tentaculaire de près de 300 000 kilomètres. Cette carte numérique, baptisée Itiner-e, ne se contente pas de redessiner l’histoire : elle bouleverse notre compréhension de la propagation des épidémies, des religions et des grandes migrations antiques.
L’angle mort de l’archéologie romaine
L’ironie est frappante. Alors que Rome est célèbre pour ses routes légendaires, celles-là même qui ont permis à l’empire de conquérir et d’administrer un territoire gigantesque, leur tracé exact demeure largement méconnu. Le Dr Tom Brughmans, de l’université d’Aarhus et principal artisan de ce projet, résume la situation avec une formule éloquente : « Personne ne creuse les routes. »
Les fouilles archéologiques se concentrent traditionnellement sur des points d’intérêt spécifiques. Lorsqu’une borne milliaire ou une cité antique est découverte, les chercheurs explorent les alentours immédiats. Les voies de communication, pourtant essentielles au fonctionnement de l’empire, ont été reléguées au second plan, considérées comme de simples traits de liaison entre les sites importants plutôt que comme des objets d’étude à part entière.
Un puzzle continental reconstitué pièce par pièce
La création d’Itiner-e a nécessité un travail colossal de détective historique à l’échelle d’un continent. L’équipe a compilé des sources archéologiques et historiques dispersées, puis localisé les routes en croisant cartes topographiques modernes et anciennes avec des données de télédétection. Ce minutieux travail de fourmi a permis d’identifier 299 171 kilomètres de voies terrestres empruntées par les sujets romains vers 150 après J.-C., à l’apogée de l’empire.
Le résultat dépasse toutes les attentes. La nouvelle carte recense plus de 110 000 kilomètres supplémentaires par rapport aux estimations précédentes, soit l’équivalent de plus de trois tours complets de la Terre. Les régions méditerranéennes comme la péninsule Ibérique, la Grèce et l’Afrique du Nord ont vu leur couverture routière exploser, révélant un maillage bien plus dense qu’imaginé.
Quand la géographie reprend ses droits
Itiner-e se distingue également par son approche réaliste du tracé routier. L’Atlas Barrington, référence en la matière depuis vingt-cinq ans, représentait les routes sous forme de lignes droites stylisées, conformes à la réputation romaine mais peu fidèles à la réalité du terrain. La nouvelle carte intègre les contraintes topographiques véritables : les voies traversant les zones montagneuses épousent désormais des tracés sinueux qui contournent les obstacles naturels.
Cette précision change considérablement la donne. Sur les quelque 300 000 kilomètres cartographiés, environ 103 000 correspondent à des routes principales ayant joué un rôle stratégique dans les conquêtes et l’administration impériale. Les 196 000 kilomètres restants constituent un réseau secondaire qui éclaire les déplacements quotidiens et le commerce local à travers l’empire.

Un outil pour comprendre l’Histoire autrement
Au-delà de l’exploit cartographique, Itiner-e ouvre des perspectives fascinantes pour la recherche historique. Les routes romaines ont été les vecteurs privilégiés de phénomènes qui ont façonné notre monde. La peste antonine du deuxième siècle, partie du Moyen-Orient, s’est propagée en suivant les légions romaines qui circulaient par voie terrestre. Le christianisme primitif a emprunté ces mêmes artères pour diffuser son message à travers l’empire.
Grâce à cette carte détaillée, les historiens peuvent désormais modéliser avec précision la vitesse et les trajectoires de ces propagations, qu’il s’agisse d’épidémies, de croyances religieuses ou de mouvements de population. Un constat demeure toutefois : seulement 2,7 % de ces routes sont localisées avec certitude. Les chercheurs espèrent qu’Itiner-e servira de feuille de route aux archéologues pour les décennies à venir, orientant les fouilles vers ces artères oubliées qui ont pourtant été les veines de l’empire le plus influent de l’Antiquité.
Les détails de l’étude sont publiés dans la revue Scientific Data.
