La dimension insulaire et les conditions extrêmes qui caractérisent l’Antarctique nous invitent à considérer le continent blanc comme isolé du reste du monde. Or, il n’en est rien. Ici comme ailleurs, la faune et la flore font face aux perturbations de leur environnement. Et comme ailleurs, le changement climatique affecte de façon croissante le vivant. Symbole de ces interconnexions, le Manchot empereur risque même d’y laisser sa peau.
En 2005, le réalisateur et cinéaste français Luc Jacquet sortait son premier long-métrage cinématographique intitulé La Marche de l’empereur. Ce film, qui connaîtra un succès mondial, nous relate les péripéties du manchot éponyme dans les paysages froids et particulièrement inhospitaliers de l’Antarctique. À l’image d’un coup de foudre dans le blizzard côtier, une question tonne néanmoins : et si cette marche perpétuée depuis des milliers d’années arrivait bientôt à son terme ?
L’extrême vulnérabilité du Manchot empereur au changement climatique
Bien qu’il soit le plus grand des manchots, les nouvelles ne sont pas réjouissantes pour l’empereur. Si la population culmine actuellement à plus de 600 000 individus, l’espèce est néanmoins menacée d’extinction à relativement brève échéance. Le facteur principal est désormais bien identifié : le changement climatique lié aux émissions de gaz à effet de serre par les activités humaines. Une conclusion que confirme une étude publiée le 22 décembre dernier dans la revue scientifique Plos Biology.
Fruit d’une collaboration internationale impliquant 28 institutions issues de 12 pays, l’étude dresse un panorama pour le moins inquiétant. Elle montre que les efforts de conservation actuels sont insuffisants pour préserver les écosystèmes du continent blanc. Aussi, jusqu’à 97 % des espèces terrestres et des oiseaux marins devraient décliner si le réchauffement climatique se poursuit et si les efforts de conservation restent inchangés.
Au premier rang des spécimens menacés, on retrouve l’illustre Manchot empereur. Selon les scientifiques, au rythme actuel, pas moins de 80 % des colonies auront disparu d’ici à la fin du siècle, correspondant à plus de 90 % de la population totale. Les chercheurs notent qu’il s’agit de l’espèce la plus vulnérable parmi celles étudiées. Comment expliquer une telle sensibilité ? Pour bien comprendre, il faut revenir aux modes de reproduction et de survie du Manchot empereur.
Une étroite relation avec la glace de mer
L’oiseau marin mis à l’honneur dans le long-métrage de Luc Jacquet passe le plus clair de son temps sur la glace de mer, c’est-à-dire sur de l’eau de mer gelée. En effet, c’est là qu’il forme des colonies et qu’il se reproduit. Il s’en sert également pour se nourrir (le krill est l’un de ses plats favoris) et pour échapper à ses prédateurs. Néanmoins, avec la poursuite du réchauffement, cette banquise va être fragilisée. À la fois en ce qui concerne son étendue et son épaisseur mais aussi en termes de durée d’englacement.
Pour l’heure, les populations de manchots empereurs demeurent assez stables, à l’image des glaces de mer australes. Toutefois, cet équilibre est menacé par chaque dixième de degré supplémentaire sur le thermomètre mondial. Quelques épisodes récents nous donnent déjà un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler l’avenir si nous n’agissons pas rapidement. En particulier, ils illustrent la vitesse à laquelle un effondrement des populations peut survenir.
Entre 2016 et 2018, presque tous les poussins de la colonie de Halley, située en mer de Weddell, ont péri. En cause, des conditions météorologiques anormalement douces et humides qui ont provoqué la rupture de la banquise sur laquelle reposait la colonie. Les poussins, qui ne disposent pas encore d’un plumage imperméable, ont été exposés à l’eau et sont morts de froid. L’hécatombe avait alors surpris tous les spécialistes. Ce qui représentait la seconde plus grande colonie jusqu’en 2016 est désormais fonctionnellement éteinte. Or, c’est précisément ce type de configuration qui est favorisé et amplifié par le réchauffement climatique.
Les survivants de la colonie de Halley ont migré vers d’autres sites. Mais avec la réduction plus généralisée de la banquise attendue dans le futur, cette alternative montre vite ses limites. Enfin, on notera que la survenue répétée de pluie au détriment de la neige près des côtes antarctiques fragilise également les populations puisqu’elle expose les poussins à l’eau liquide et donc à un risque d’hypothermie.
Des stratégies de conservation actionnables dès aujourd’hui
Dans leur papier, les scientifiques proposent dix stratégies pour réduire les menaces qui pèsent sur la biodiversité de l’Antarctique, à commencer par le Manchot empereur. Citons entre autres la lutte contre l’introduction d’espèces non indigènes, la gestion du transport lié au tourisme ou aux activités de recherche ainsi que la réduction des impacts associés aux anciennes et nouvelles infrastructures. La mesure la plus efficace, mais aussi la plus difficile à mettre en œuvre, n’est autre que la lutte contre le réchauffement climatique via la diminution des émissions de gaz à effet de serre et notamment de dioxyde de carbone (CO2). Ce seul levier profiterait à 68 % des espèces endémiques au continent blanc.
L’application de l’ensemble des dix mesures bénéficierait quant à elle jusqu’à 84 % des espèces. Celles-ci auraient en outre l’avantage d’être bon marché. En effet, les mesures ne pèseraient qu’à hauteur de 23 millions de dollars par an dans le budget des pays qui les financeraient. Le calcul ne prend toutefois pas en compte le coût économique incertain associé à la baisse des émissions de gaz à effet de serre indispensable pour atténuer le changement climatique. Une chose est cependant certaine : le coût de l’inaction serait bien plus élevé.
Le Manchot empereur inscrit parmi les espèces en voie de disparition
Enfin, notons que cette étude paraît seulement quelques mois après que l’U.S. Fish and Wildlife Service, une agence américaine dédiée à la protection de la faune sauvage, ait ajouté le Manchot empereur à sa liste d’espèces en voie de disparition. Créée en 2008, elle ne comportait au départ que l’ours polaire. Au moment d’y inscrire le célèbre manchot, l’organisme expliquait vouloir sonner l’alarme avant qu’il ne soit trop tard, en rappelant le rôle central joué par le changement climatique dans cette menace. Selon le communiqué de l’agence, la moitié de la population pourrait être éteinte d’ici à 2050.
« Le changement climatique a un impact profond sur les espèces du monde entier et y remédier est une priorité pour l’administration », rapportait Martha Williams, directrice de l’U.S. Fish and Wildlife Service. « L’inscription du Manchot empereur est une sonnette d’alarme mais aussi un appel à l’action ». Il est donc encore temps d’agir afin de préserver cet oiseau vedette mais aussi le précieux écosystème dans lequel il s’inscrit. Agir pour éviter que la poétique marche de l’empereur ne se transforme en tragique marche vers l’extinction.