Depuis des décennies, les physiciens traquent la matière noire — cette mystérieuse composante de l’univers invisible aux télescopes, mais cinq fois plus abondante que la matière ordinaire. Une équipe internationale dirigée par l’Université de Genève (UNIGE) vient de franchir une étape décisive : leurs travaux montrent que la matière noire semble obéir aux mêmes lois physiques que la matière ordinaire, tout en laissant planer la possibilité d’une force encore inconnue. Ces résultats, publiés dans Nature Communications, pourraient bouleverser notre compréhension des fondements de la physique cosmique.
Quand l’invisible révèle ses secrets
La matière noire ne se voit pas, ne se touche pas et ne reflète aucune lumière. Pourtant, son empreinte est partout : dans la rotation des galaxies, la structure du cosmos et la dynamique de l’expansion de l’univers. Si elle n’interagit pas avec la lumière, elle influence la matière visible par la gravité, cette force universelle décrite par Einstein.
Mais depuis plusieurs années, certains physiciens soupçonnent que la matière noire pourrait être soumise à une cinquième force, différente de celles déjà connues — la gravité, l’électromagnétisme, et les interactions nucléaire forte et faible. L’équipe menée par Camille Bonvin, professeure de physique théorique à l’UNIGE, a voulu le vérifier à l’échelle cosmologique : la matière noire tombe-t-elle dans les puits gravitationnels de la même manière que la matière ordinaire ?
Une expérience cosmique pour tester les lois de la nature
Sous l’effet de la gravité, les régions les plus massives de l’univers — galaxies, amas de galaxies, halos sombres — creusent de véritables puits gravitationnels dans la trame de l’espace-temps. La matière ordinaire, soumise aux équations d’Euler et à la relativité générale, s’y accumule naturellement.
Pour tester si la matière noire suit ce même schéma, les chercheurs ont comparé la vitesse de déplacement des galaxies à travers l’univers avec la profondeur des puits gravitationnels qu’elles traversent. Puisque les galaxies sont constituées en grande partie de matière noire, une différence de comportement aurait trahi l’influence d’une force supplémentaire.
« Si la matière noire obéit uniquement à la gravité, alors elle se comportera exactement comme la matière ordinaire », explique Camille Bonvin. « Mais si une autre force agit, même très faible, elle modifiera la façon dont les galaxies chutent dans ces puits. »

La gravité garde la main… pour l’instant
Les résultats obtenus sont clairs : la matière noire tombe dans les puits gravitationnels de la même manière que la matière visible. Autrement dit, les équations d’Euler restent valides, et la gravité semble bien être la seule force en jeu à l’échelle cosmologique.
Mais cette conclusion ne ferme pas totalement la porte à une nouvelle physique. L’étude montre que si une cinquième force existe, elle ne représente pas plus de 7 % de l’intensité de la gravité. « Une force plus forte aurait déjà laissé une signature observable dans nos données », précise Nastassia Grimm, première auteure de l’étude et chercheuse à l’Université de Portsmouth.
Ces résultats constituent une confirmation expérimentale rare de la robustesse du modèle gravitationnel actuel, mais ils rappellent aussi combien la matière noire demeure insaisissable : on en déduit les effets, sans jamais l’avoir observée directement.
Vers une nouvelle ère d’observations cosmologiques
Le mystère n’est donc pas totalement levé. Les prochaines années pourraient marquer un tournant grâce à de nouveaux instruments d’observation, comme le relevé LSST (Legacy Survey of Space and Time) ou le projet DESI (Dark Energy Spectroscopic Instrument). Ces deux expériences permettront d’analyser des milliards de galaxies avec une précision inégalée.
« Ces futures données seront sensibles à des forces jusqu’à 2 % de la gravité », explique Isaac Tutusaus, co-auteur de l’étude et chercheur à l’Université de Toulouse. « Cela pourrait nous permettre de détecter, ou d’exclure définitivement, l’existence d’une cinquième force cosmique. »
Si une telle force était confirmée, ce serait une révolution comparable à celle d’Einstein en 1915. Mais même en l’absence de preuve directe, chaque nouvelle mesure affine notre compréhension du comportement de la matière noire — et, avec elle, des lois les plus fondamentales de l’univers.
