Il y a 66 millions d’années, un astéroïde frappait la Terre. Cet évènement, souvent perçu comme cataclismique, a certes éradiqué de nombreuses formes de vie, à commencer par les dinosaures non-aviens. Toutefois, cette extinction de masse n’a pas marqué la fin de toute vie et les survivants à la chaleur et au feu, puis à l’hiver qui a suivi et pesé toujours plus sur l’écosystème de l’époque ont dû s’adapter. C’est dans ce contexte sombre et difficile que les fourmis et les champignons (abondants contrairement aux plantes) ont développé de nouveaux rapports, d’ailleurs toujours d’actualité aujourd’hui et qui font de ces insectes les premiers agriculteurs, bien loin devant l’humain.
Entente et prospérité mutuelle : une relation étonnante entre nouée entre les fourmis et les champignons
Bien que l’agriculture puisse sembler être strictement le domaine de l’homme, de nombreuses autres espèces s’y adonnent, à commencer par les fourmis, étroitement liées avec les champignons. Jusqu’à présent, les entomologistes ont officiellement reconnu environ 250 espèces de fourmis différentes en Amérique et dans les Caraïbes qui cultivent des champignons. En fonction de leurs stratégies agricoles, ces fourmis sont même organisées en quatre systèmes agricoles distincts.
Parmi les plus avancées figurent les fourmis coupeuses de feuilles Cyphomyrmex rimosus qui collectent de la végétation fraîche pour nourrir leurs champignons. En retour, ces derniers produisent de la nourriture pour les insectes sous forme de structures spécialisées appelées gongylidia. Redoutablement efficace, ce système permet ainsi de soutenir de grandes colonies complexes de millions de fourmis.
De grands efforts déployés
Pour entretenir leur jardin fongique, les insectes peuvent parfois employer les grands moyens, par exemple en apportant du mycélium sain à l’espèce qu’ils cultivent pour l’aider à prospérer et s’étendre vers de nouvelles parcelles de substrat.
Les fourmis possèdent également des bactéries capables de produire des antibiotiques pour lutter contre les maladies attaquant leurs champignons. « D’une manière ou d’une autre, au cours de 66 millions d’années, elles ont pu continuer à contrôler les maladies des cultures et à développer des antibiotiques qui restent efficaces », explique Ted Schultz, le conservateur des fourmis au Musée national d’histoire naturelle de la Smithsonian et l’auteur principal d’une nouvelle étude sur l’histoire de l’agriculture chez ces insectes. Il rappelle que « nous n’utilisons des antibiotiques et des herbicides que depuis moins de cent ans et nous avons déjà d’énormes difficultés à lutter contre la résistance et à développer de nouveaux antibiotiques. »
Une inconnue : de quand cette symbiose entre fourmis et champignons date-t-elle ?
Les chercheurs ont toujours eu du mal à savoir quand cette relation étroite a commencé et comment elle a évolué au fil du temps. Pour en savoir plus, Ted Schultz, spécialisé dans ce sujet depuis 35 ans, et une équipe de collègues issus de plusieurs institutions ont examiné une bibliothèque de données génétiques provenant de fourmis et de champignons pour estimer quand leur connexion a débuté.
Publiée le jeudi 3 octobre 2024 dans Science, cette recherche a plus précisément utilisé des échantillons de 475 espèces de champignons différentes (dont 288 sont cultivées par des fourmis) et 276 espèces de fourmis différentes, dont 208 qui cultivent des champignons afin de créer des arbres évolutifs pour les deux groupes et d’estimer quand certains traits ont évolué. Or, les résultats suggèrent qu’une catastrophe a préparé le terrain à l’émergence de ces relations très spéciales.
Une entente aux racines anciennes
L’impact de l’astéroïde a provoqué une extinction de masse. Cela a par ailleurs rempli l’atmosphère de poussière et de débris qui ont bloqué la lumière du Soleil et empêché la photosynthèse pendant des années, anéantissant environ la moitié de toutes les espèces végétales de la planète.
Cependant, pour les champignons, la période après cet évènement fut particulièrement riche en opportunités. Les paléontologues ont d’ailleurs déjà documenté par le passé des pics de spores fongiques datant de cette période qui en attestent. Cela s’explique par le fait que l’abondance de plantes en décomposition leur fournissait une riche source de subsistance, ce qui augmentait ensuite leurs chances de rencontrer des fourmis qui cherchaient quant à elles activement de la nourriture dans le même environnement, permettant à ces organismes de prospérer.
Depuis ce moment, les fourmis et les champignons, deux organismes pourtant incroyablement disparates, ont formé une relation symbiotique qui a façonné le cours de leur évolution. « Les fourmis pratiquent l’agriculture et la culture de champignons depuis bien plus longtemps que les humains n’existent », affirme ainsi Ted Schultz.
Une agriculture devenue encore plus complexe il y a 27 millions d’années
Les chercheurs du Musée national d’histoire naturelle de la Smithsonian affirment que ce partenariat évolutif est devenu plus fort il y a 27 millions d’années, alors que la Terre traversait une période froide. Les forêts denses et humides ont en effet reculé alors que les prairies se sont répandues au gré de conditions climatiques plus fraîches et plus sèches.
Les fourmis qui cultivaient alors des champignons dans les anciennes forêts ont commencé à se répandre dans les prairies plus ouvertes, pas assez humides pour que leurs champignons favoris se répandent seuls. Ayant besoin d’eux, les insectes les abritaient donc dans leurs nids et leur fournissaient des matériaux comme des feuilles pour que leur nourriture puisse pousser. Petit à petit, elles ont ainsi créé leurs propres jardins fongiques à une époque où nos propres ancêtres cherchaient encore des fruits en grimpant dans les arbres.
Une étude riche en enseignement sur les fourmis et les champignons
Maintenant que la chronologie est en place, Schultz estime que les chercheurs pourront mieux étudier comment les fourmis ont développé leurs compétences agricoles.
Cette recherche met en tout cas une fois de plus en avant les capacités exceptionnelles déployées par la vie qui nous entoure pour survivre. Les humains doivent en effet réfléchir à ce qu’ils veulent cultiver et à la manière de pratiquer l’agriculture, mais les fourmis accomplissent des tâches similaires sans notre prévoyance ou nos capacités de planification. Ces fourmis, les premières agricultrices que la Terre ait connues, sont surtout des symboles de la manière dont les écosystèmes terrestres se sont remis de l’une des pires catastrophes de tous les temps et ont appris à prospérer… envers et contre tous.
L’étude est à consulter dans la revue Science.