Beaucoup de scientifiques se passionnent pour la question de la vision dans le monde animal. Pendant des siècles, la science a ainsi permis de dévoiler une diversité immense de manières de voir le monde et de percevoir toutes les nuances qui le composent. Toutefois, la découverte d’une vision à haute résolution chez un ver marin plutôt mystérieux soulève énormément d’interrogations. En effet, à quoi ces énormes yeux écarquillés et globuleux extrêmement performants peuvent-ils bien servir chez ces organismes simples et primitifs qui vivent la nuit ? Dans leur étude publiée le 8 avril 2024, trois chercheurs émettent en tout cas des hypothèses étonnantes.
Des vers intrigants et particulièrement difficiles à étudier
Les vers planctoniques Vanadis intéressent la science depuis très longtemps. Toutefois, ils sont incroyablement difficiles à étudier, ce qui explique le manque d’information sur ces organismes énigmatiques. En effet, ils sont actifs la nuit et vivent en pleine mer. Cela n’a pas empêché Michael Bok, de l’Université de Lund, de s’y intéresser du fait d’une caractéristique unique : ces vers à soie possèdent des yeux énormes d’un rouge orangé vif qui pèsent environ vingt fois plus que le reste de leur tête. Pour mettre cela en perspective, à l’échelle humaine, c’est comme si vous deviez vous déplacer avec deux yeux gigantesques d’une centaine de kilos.
En découvrant le contenu YouTube d’un plongeur qui en dévoilait des milliers réunis au même endroit, sa curiosité fut encore plus piquée. Bien que perplexe, il décida de faire le voyage jusqu’à l’île Ponza pour rencontrer Armando Macali, le collègue scientifique qui avait filmé ces images et qui lui avait promis de lui montrer le site en question. Et la plongée fut finalement à la hauteur de ses espérances.
Aidé de son collègue italien et du neurobiologiste et biologiste marin Anders Garm du département de biologie de l’Université de Copenhague avec qui il cosigne ces travaux publiés dans Current Biology, cela lui permit ainsi d’étudier ces spécimens de plus près avec l’espoir de mieux comprendre pourquoi cet animal affiche une telle anatomie. « Ensemble, nous avons entrepris de percer le mystère de la raison pour laquelle un ver transparent presque invisible qui se nourrit en pleine nuit a évolué pour acquérir d’énormes yeux. En tant que tel, le premier objectif était de déterminer si les grands yeux confèrent au ver une bonne vision », explique Michael Bok.
Petit ver marin, pourquoi as-tu de si grands yeux ?
Pour mieux entrevoir l’utilité d’yeux aussi énormes, les scientifiques les ont modélisés en 3D pour mieux examiner leur morphologie. En parallèle, ils ont également mené des tests électrophysiologiques dans le but de mesurer la longueur d’onde de la lumière que ces vers peuvent voir. Par ailleurs, une analyse optique plus poussée a permis de déterminer la résolution dont cet animal bénéficie, découvrant ainsi une vision que les chercheurs qualifient tout simplement comme étant « exceptionnelle ». Avec cette haute résolution, ces animaux ont en effet un bon champ de vision et peuvent suivre le mouvement d’objets de très petite taille.
« C’est vraiment intéressant, car une capacité comme celle-ci est généralement réservée à nous, les vertébrés, ainsi qu’aux arthropodes (insectes, araignées, etc.) et céphalopodes (poulpe, calamar). C’est la première fois qu’une vision aussi perfectionnée et détaillée est démontrée au-delà de ces groupes. […] Sa vue est comparable à celle des souris ou des rats, bien qu’il s’agisse d’un organisme relativement simple doté d’un cerveau minuscule », s’enthousiasme Anders Garm dont le domaine d’étude est justement d’essayer de comprendre comment des systèmes nerveux très simples peuvent bénéficier de fonctionnalités extrêmement complexes. Or, c’est le cas ici.
Chasse, accouplement, communication… L’utilité de cette acuité visuelle chez ce ver marin reste mystérieuse
Si les chercheurs n’ont pas encore réussi à percer tous les secrets de cette vision performante, ils notent qu’à l’exception de leurs yeux qui ont besoin de lumière pour fonctionner, ces vers marins sont complètement transparents. Le fait que leurs yeux globuleux ne le soient pas, ce qui pourrait les désavantager en présence de prédateurs, signifie qu’ils doivent forcément s’accompagner d’une contrepartie particulièrement importante sur le plan évolutif. Ce que les vers ont à y gagner reste pour l’heure un mystère puisqu’ils adoptent un mode de vie nocturne, alors que leurs yeux pourraient mieux fonctionner en journée.
Comme l’affirme Anders Garm : « personne n’a jamais vu ce ver le jour, alors on ne sait pas où il se cache et on ne peut pas non plus déduire comment ses yeux sont utilisés pendant la journée. Ce que l’on sait en revanche, c’est que ses activités les plus importantes, comme trouver de la nourriture et s’accoupler, ont lieu la nuit. C’est donc certainement à ces moments que ses yeux sont importants. »
La bioluminescence à l’œuvre ?
Une partie de l’explication pourrait résider dans le fait que ces animaux ne voient pas les mêmes longueurs d’onde de lumière que les humains. Leur vision est particulièrement adaptée pour la lumière ultraviolette que nous ne pouvons pas apercevoir. Cela laisse ainsi suggérer que ces yeux pourraient en réalité permettre de visualiser des signaux bioluminescents au sein de la mer nocturne particulièrement obscure qu’ils doivent sonder.
« Nous avons émis une théorie selon laquelle les vers pourraient eux-mêmes être bioluminescents et communiqueraient les uns avec les autres grâce à la lumière. Si vous utilisez la lumière bleue ou verte normale en guise de bioluminescence, vous risquez aussi d’attirer des prédateurs. Toutefois, si au lieu de cela le ver utilise de la lumière UV, il reste invisible aux animaux qui n’appartiennent pas à sa propre espèce. Ainsi, notre hypothèse est qu’ils ont développé une vision UV nette afin d’avoir un langage secret pour l’accouplement », avance le chercheur.
Il pense aussi que cela peut leur permettre de trouver des proies elles aussi bioluminescentes en ultraviolet. « Quoi qu’il en soit, cela rend les choses vraiment passionnantes, car la bioluminescence UV n’a encore été observée chez aucun autre animal. Nous espérons donc pouvoir présenter ce cas comme le premier exemple », espère le scientifique.
Étudier la vision de ce ver marin peut apporter beaucoup à la science
Après ces travaux, les scientifiques ont entamé une collaboration avec des chercheurs spécialisés dans la robotique à l’institut de recherche Maersk Mc-Kinney Møller, à l’Université du Danemark du Sud, qui s’inspirent justement de la biologie pour mettre au point de nouvelles technologies. Ces recherches visent à comprendre suffisamment bien le mécanisme de fonctionnement de ces yeux pour pouvoir l’utiliser dans le cadre d’une innovation technologique. Comme l’explique Anders Garm : « nous travaillons à comprendre comment des animaux avec un cerveau aussi simple peuvent traiter toutes les informations que des yeux aussi larges sont sûrement capables de collecter. Cela laisse penser qu’ils ont des manières très intelligentes de traiter ces informations dans leur système nerveux. Et si nous pouvions détecter ces mécanismes mathématiquement, ils pourraient être intégrés dans des puces informatiques et utilisés pour contrôler des robots. »
Ces vers pourraient aussi s’avérer importants pour percer les mystères entourant l’évolution des yeux. Une question reste en effet en suspens : ont-ils émergé en une seule fois ou se sont-ils développés plusieurs fois indépendamment les uns des autres ? Ici, les yeux des Vanadis ont une structure simple, mais des fonctionnalités avancées. Pour autant, ils ont évolué sur une période relativement courte de quelques millions d’années. Cela suggère ainsi qu’ils ont vraisemblablement développé un sens de la vision indépendamment par exemple des humains avec un niveau de sophistication élevé pour une période évolutive finalement très brève.