Traversées il y a des siècles par des marchands à dos de chameau, Tugunbulak et Tashbulak, deux villes médiévales longtemps perdues qui prospéraient autrefois le long de l’ancienne Route de la Soie ont été découvertes grâce à des drones envoyés à la recherche de leurs secrets après avoir été ensevelies sous des pâturages montagneux ouzbeks pendant des siècles. Publiée mercredi dans la revue Nature, cette étude révèle des détails sans précédent sur ces deux métropoles fortifiées qui se trouvaient autrefois à un carrefour clé des routes commerciales de la soie. Cette recherche révolutionnaire pourrait ainsi changer notre compréhension de ce vaste réseau de routes commerciales qui s’étendait de la Chine à la Méditerranée.
La technologie au service de l’archéologie le long de la Route de la Soie
Les travaux, dirigés par Michael Frachetti, professeur d’anthropologie à l’Université de Washington à St Louis aux côtés de Farhod Maksudov, le directeur du Centre national d’archéologie d’Ouzbékistan, avaient commencé très tôt à Tashbulak en 2011 suivis de recherches à Tugunbulak dès 2018. Cependant, le projet a été interrompu en raison des restrictions de voyage pendant la pandémie.
La technologie est toutefois récemment venue révolutionner et accélérer la cartographie de ces centres urbains nichés dans des paysages largement inaccessibles en raison d’obstacles tels que la végétation dense. Connue sous le nom de LiDAR (détection et télémétrie par lumière), cette méthode de cartographie par drone a en effet offert de nouveaux aperçus de la région. Grâce à ce système de télédétection ultra-pointu, l’équipe a effectivement pu capturer des images qui ont révélé des détails jusqu’ici inconnus sur ces villes anciennes parsemées de tours de guet, de forteresses, de bâtiments complexes et de places.
Frachetti et son équipe ne s’attendaient pas à un tel niveau de détail. « Nous avons été assez surpris lorsque les images ont été compilées, car la haute résolution révèle tant de choses sur la structure des villes avec une telle clarté », explique le chercheur. L’équipe a notamment découvert que la plus grande ville des deux compte même cinq tours reliées par des murs le long des crêtes ainsi qu’une forteresse centrale protégée par des murs épais en pierre et en brique de boue. Dans son étude publiée le 23 octobre, l’équipe dévoile ce qu’elle a appris d’autre sur ces villes médiévales mystérieuses.
Deux villes importantes de la Route de la Soie découvertes à des hauteurs inattendues
De nombreux grands centres urbains ont été découverts en Asie centrale, mais la grande majorité l’ont été dans des zones en plaine. Ces deux métropoles sont donc particulièrement remarquables en raison de leur altitude. Distantes de cinq kilomètres et situées à environ 2 000 à 2 200 mètres d’altitude, elles font en effet figure d’exceptions. « Aujourd’hui, seulement 3 % de la population mondiale vit au-dessus de ce niveau et rarement dans des contextes urbains », explique Frachetti. Tugunbulak est « la première et probablement la seule ville ancienne ou médiévale située à cette altitude en Asie centrale, ce qui nous oblige à reconsidérer ce que nous savons de l’urbanisation dans la région. »
Sur les cartes conventionnelles, on supposait effectivement que les routes commerciales qui s’étendaient à travers le continent eurasiatique contournaient les montagnes d’Asie centrale. Néanmoins, ces nouvelles recherches montrent que le réseau de la Route de la Soie était en réalité plus vaste que prévu et que loin d’être délaissées, ces villes étaient en réalité autrefois des centres urbains animés du VIe au XIe siècle après J.-C malgré leur isolement et leur altitude.
Il est difficile d’imaginer des villes de cette taille prospérant dans un environnement enneigé et battu par les vents où même aujourd’hui, seuls quelques bergers nomades s’aventurent. Les longs hivers, les falaises escarpées et le terrain accidenté rendaient l’agriculture à grande échelle presque impossible à une telle altitude, ce qui pourrait expliquer pourquoi les historiens et archéologues ont en grande partie négligé cette région reculée pendant si longtemps. Pourtant, toutes les preuves montrent que ces centres urbains en haute altitude ne faisaient pas que survivre, ils prospéraient, notamment grâce à de multiples constructions urbaines sophistiquées et permanentes spécialement conçues pour tirer le meilleur parti du terrain montagneux.
Ce que nous savons de Tugunbulak
Tugunbulak est la plus grande des deux villes et est décrite comme étant « bien plus grande et plus énigmatique que d’autres châteaux ou établissements de haute altitude documentés en Asie centrale » par Frachetti. Elle couvrait environ 120 hectares avec une population probablement de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Elle était ainsi l’une des plus grandes villes de son époque dans sa région d’Asie centrale, rivalisant même avec le célèbre centre commercial de Samarcande, situé à environ 110 km de là. En outre, elle a existé d’environ 550 à 1000 après J.-C. Pour comparer, l’autre ville, Tashbulak, ne représentait qu’un dixième de la taille de sa voisine, avec une population peut-être de quelques milliers d’habitants. Elle a par ailleurs duré d’environ 730-750 à 1030-1050 après J.-C.
Les fouilles préliminaires d’un de ses bâtiments fortifiés ceinturé de murs épais en terre ont révélé les vestiges de fours et de fournaises, ce qui indique qu’il s’agissait probablement d’une usine où des métallurgistes transformaient les riches gisements de minerai de fer locaux en acier et où les forgerons utilisaient ces matériaux pour fabriquer des épées, armures ou outils. Les chercheurs travaillent d’ailleurs à confirmer que de l’acier y était produit en analysant chimiquement des scories (un sous-produit de la production de fer et d’acier) trouvées sur le site.
La région était en tout cas réputée pour la production d’acier aux IXe et Xe siècles. L’industrie métallurgique pourrait ainsi avoir été une caractéristique centrale de l’économie de Tugunbulak aux côtés du commerce d’animaux comme les moutons et les bovins ainsi que de produits dérivés tels que la laine. Ce site en haute altitude ne serait d’ailleurs pas un hasard puisqu’il permettait d’exploiter les vents de montagne forts afin d’alimenter les feux à haute température nécessaires à la fusion des minerais métalliques.
Et qu’en est-il de Tashbulak ?
Tashbulak n’avait pas l’échelle industrielle de Tugunbulak, mais possédait une caractéristique culturelle intéressante : un grand cimetière qui reflète la diffusion précoce de l’Islam dans la région. Ses 400 tombes pour hommes, femmes et enfants comprennent en effet certaines des plus anciennes sépultures musulmanes documentées dans la région. « Le cimetière ne correspond pas à la petite taille de la ville. Il y a certainement quelque chose de spirituel autour de Tashbulak qui attirait les gens pour y être enterrés », estime le chercheur.
Rappelons que l’Islam est apparu sur la péninsule arabique au VIIe siècle et s’est rapidement répandu dans les siècles suivants. Et même si la Route de la Soie est principalement reconnue pour avoir apporté des technologies avancées comme la poudre à canon, le papier et la soie de la Chine vers le Moyen-Orient et l’Europe, les routes commerciales ont également servi de vecteurs pour les religions comme l’Islam (ainsi que le christianisme et le bouddhisme) comme les influences artistiques dans la sculpture, l’artisanat et la peinture.
Selon les datations au radiocarbone, les deux villes ont rapidement décliné au cours de la première moitié du XIe siècle, « une période de division politique entre les pouvoirs en place » selon Frachetti. Les raisons de l’abandon de ces établissements ne sont cependant pas encore claires. Il n’y a en effet aucun signe qu’ils aient été rasés, brûlés ou attaqués, mais l’équipe poursuit activement ses fouilles et ses recherches dans la région. Ces sites n’ont donc pas fini de livrer tous leurs secrets passionnants…