Il y a quelques mois à peine, une étude alarmait sur la pollution médicamenteuse en eaux douces, très dangereuse pour les poissons. Toutefois, les eaux salées ne sont pas en reste… La présence de traces de cocaïne a en effet été confirmée chez au moins treize requins nez pointu brésiliens au large des côtes sud-américaines en 2023. Aujourd’hui, une nouvelle recherche a révélé la présence de fentanyl et d’autres substances dans des dizaines de dauphins du golfe du Mexique.
Ces recherches inquiétantes apportent une nouvelle preuve de la présence croissante de produits pharmaceutiques infiltrés dans nos environnements marins où elle représente un danger pour la faune aquatique… et potentiellement pour nous aussi.
Étudier la contamination des dauphins
En 2020, des chercheurs de l’Université Texas A&M University-Corpus Christi, qui effectuaient régulièrement des tests sur les niveaux d’hormones des grands dauphins (également appelé souffleur, dauphin à gros nez ou tursiops [Tursiops truncatus]), ont été surpris de découvrir plusieurs produits pharmaceutiques dans les échantillons de tissus adipeux des cétacés. Bien que les scientifiques cherchaient uniquement des hormones, des milliers de composés ont été détectés lors de l’analyse.
La biologiste Anya Ocampos et ses collègues ont depuis analysé les échantillons de tissus qui proviennent de 83 dauphins vivants et de six spécimens morts prélevés à Redfish Bay et Laguna Madre, au Texas, ainsi que dans le Mississippi Sound, une région allant de Grand Isle et Cat Island jusqu’à la zone située entre la rivière Pearl et Biloxi. De plus, l’étude a intégré douze échantillons historiques de tissus de dauphins collectés en 2013 dans le Mississippi Sound.
Ils ont été particulièrement choqués lorsqu’ils ont ciblé trois composés spécifiques qu’ils pensaient improbables à trouver chez un cétacé : le fentanyl, le carisoprodol (un relaxant musculaire) et le méprobamate (un sédatif). Sur les trente dauphins contaminés évoqués dans l’étude, dix-huit ont été testés positifs au fentanyl au même titre que tous les cétacés morts. Le fentanyl était ainsi le plus répandu parmi les substances détectées dans le tissu adipeux des mammifères marins. Or, cet analgésique 50 à 100 fois plus puissant que la morphine est extrêmement dangereux. Environ deux milligrammes (l’équivalent de cinq à sept grains de sel) suffisent à tuer un adulte moyen.

Un problème pas nouveau chez les dauphins
L’analyse, réalisée avec l’aide de la National Oceanic and Atmospheric Administration et de Precision Toxicological Consultancy, est la première à confirmer la présence de ces substances chez des mammifères marins encore vivants et en liberté. La présence à la fois de fentanyl et d’un relaxant musculaire dans des échantillons datant d’une décennie suggère que « cela constitue un problème ancien dans l’environnement marin » selon Dara Orbach, professeure assistante de biologie marine et auteure de l’étude. De plus, certains des échantillons de tissus contaminés provenaient de dauphins vivants en 2013, ce qui suggère que ce phénomène perdure depuis un certain temps.
Mais comment le fentanyl a-t-il contaminé les dauphins ?
Étant donné que les dauphins ne boivent pas d’eau de mer, ces prédateurs de sommet ont probablement accumulé ces substances chimiques autrement. Il est probable que les dauphins soient exposés au fentanyl et à d’autres substances par leur alimentation composée de poissons et de crevettes, eux-mêmes déjà contaminés. Néanmoins, une absorption par le biais de la peau est également envisageable.
Les produits pharmaceutiques peuvent pénétrer les voies navigables en raison d’un traitement insuffisant des eaux usées, de rejets non traités d’usines pharmaceutiques ou de l’écoulement de fumier après le traitement des animaux avec des médicaments. Et vu que les stations d’épuration ont une efficacité de suppression des produits pharmaceutiques allant de 23 % à 54 %, selon les auteurs de l’étude.
L’impact sur ces animaux : la grande inconnue
Savoir si ces substances affectent la santé de la faune marine est une question plus complexe, selon Melissa McKinney, chercheuse canadienne spécialisée dans les changements écologiques et les facteurs de stress environnementaux, et professeure assistante à l’Université McGill. Les niveaux de médicaments trouvés dans les dauphins étaient très faibles. Ces substances ont par ailleurs des demi-vies allant de deux à dix heures, ce qui signifie que la moitié du médicament est métabolisée dans cet intervalle de temps. On ignore toutefois combien de temps ces substances restent détectables chez les animaux marins, ce qui rend toute évaluation de leur impact difficile.
« Il serait très difficile de déterminer s’il existe un effet sur la santé », a déclaré McKinney. Cependant, le sédatif et le relaxant musculaire ne se dissolvent pas bien dans les graisses, ce qui rend leur présence chez ces dauphins significative. Cela « suggère une exposition récente » à ces substances plutôt qu’une contamination de longue durée selon les auteurs de ces travaux publiés dans iScience.

Des dauphins bourrés de fentanyl : est-ce vraiment grave au final ?
Selon les auteurs, ces résultats sont inquiétants, car les dauphins sont des indicateurs clés de la santé marine. En effet, ces prédateurs marins se situent très haut dans la chaîne alimentaire et consomment de nombreuses espèces plus petites, elles-mêmes contaminées. « Les dauphins sont souvent utilisés comme bio-indicateurs de la santé des écosystèmes dans les recherches sur les contaminants en raison de leur graisse riche en lipides, qui peut stocker des polluants et être prélevée de manière relativement peu invasive chez les animaux vivants », explique Orbach.
Et de la même manière que l’on consomme indirectement des antibiotiques en consommant de la viande de poulet (avec des réactions allergiques, risques de cancer, mutations de notre ADN, un mauvais développement du fœtus, etc., à la clé), il n’est ici pas impossible de penser que les humains consomment également des médicaments à travers les fruits de mer ou l’eau. Les mammifères marins sont donc souvent de bons indicateurs pour l’ingestion humaine de produits chimiques. « Ils mangent, dans une certaine mesure, des choses similaires à ce que nous pourrions manger », affirme Rainer Lohmann, professeur d’océanographie à l’Université de Rhode Island.
En l’état, les fruits de mer constituent déjà l’un des principaux vecteurs d’absorption de PFAS, ces produits chimiques éternels liés au cancer, à des problèmes de reproduction, à des lésions hépatiques, à l’obésité et aux maladies de la thyroïde, constituant ainsi une préoccupation particulière pour les communautés avec un régime alimentaire riche en fruits de mer. Mais quid des traces de médicaments retrouvées chez des animaux marins ? Pour découvrir s’il s’agit d’un danger réel, les auteurs de l’étude espèrent poursuivre leurs recherches sur ces substances et d’autres (caféine, nicotine et médicaments addictifs) pour mieux comprendre leur impact à long terme sur la vie aquatique et la santé humaine.
Encore plus de problèmes à prévoir à l’avenir
Plus d’un quart des fleuves de la planète contiennent des produits pharmaceutiques à des niveaux supérieurs à ce qui est considéré comme sûr pour les organismes aquatiques, leurs eaux contribuant à la concentration de polluants dans les environnements marins. Bien que nous ne mesurions pas encore directement l’impact écologique des traces de produits pharmaceutiques, leur présence ne fait qu’ajouter aux problèmes plus larges causés par les activités humaines, notamment les plastiques, les déversements chimiques, le dragage, le trafic maritime, la pollution sonore et le changement climatique.
Orbach conclut ainsi que cette étude « met en évidence la nécessité d’un suivi proactif des contaminants émergents, en particulier dans les régions à forte population humaine et dans les zones de pêche ou d’aquaculture majeures ».