C’est un incident aux multiples ramifications et rebondissements, dont on parle toujours même près de soixante ans plus tard. Rien ne prédisposait effectivement ce petit village du Gard à devenir le théâtre d’une des histoires les plus folles que la France d’après-guerre ait connues mêlant le LSD et la CIA. Pourtant, « l’affaire du pain maudit » de Pont-Saint-Esprit demeure drapée de mystères. Pourquoi ses habitants ont-ils été saisis d’hallucinations collectives durant l’été 1951 ?
Si l’on tranche rapidement en faveur de la piste de l’intoxication alimentaire, d’autres hypothèses se dégagent dans les années 2000, notamment celle d’un empoisonnement au LSD par la CIA de cette petite ville du sud de la France, au charme médiéval indéniable.
La nuit de l’Apocalypse
Le 19 août 1951, le docteur Gabbaï n’en revient pas. La salle d’attente de son cabinet de Pont-Saint-Esprit ne désemplit pas. Plus étrange encore, les malades présentent tous les mêmes symptômes : nausées, frissons, vomissements et bouffées de chaleur notamment. D’autres confrères rapportent aussi la présence de nombreux patients atteints de troubles analogues. En quelques jours, leurs maux évoluent en de terribles hallucinations.
Néanmoins, c’est dans la nuit du 24 août que l’enfer se déchaîne. Ce soir-là, plusieurs dizaines d’habitants sont pris de visions d’horreur. Un enfant de 11 ans étrangle sa mère, un homme se brise les jambes en sautant de la fenêtre d’un hôpital et d’autres hurlent à la mort pour faire cesser les voix dans leur tête. On transporte les malades en plein délire en charrette ou à l’arrière des voitures vers des centres de soins. Le bilan de toute la période de folie de Pont-Saint-Esprit est dramatique : une demi-douzaine de décès, entre deux cents et cinq cents personnes souffrant d’intoxications alimentaires, des habitants internés plusieurs semaines en hôpital psychiatrique…
Le mal ardent
L’évènement fait aussitôt le tour du monde. Tous se demandent ce qu’il a bien pu se passer à Pont-Saint-Esprit cet été 1951. Toutefois, les regards se dirigent rapidement vers un boulanger dont les locaux apprécient la marchandise. Tous les malades avouent en effet avoir consommé ses produits. Les premiers soupçons se tournent en particulier vers le pain. Celui-ci aurait été contaminé par l’ergot de seigle, un champignon toxique déclenchant de violentes hallucinations.
On fait même venir de Suisse Albert Hofmann. Le père du LSD est effectivement bien placé pour apporter son expertise, car la fameuse drogue est précisément un dérivé de l’ergot de seigle. Arrivé sur les lieux de l’incident, le chimiste trouve que les symptômes ressemblent à ceux du LSD. Néanmoins, il se rétracte une fois de retour à Zurich. Quant à la justice française, elle privilégie la piste de l’empoisonnement par la farine. Cela ne convainc toutefois pas certaines personnes, dont une partie des victimes et certains docteurs.
L’implication de la CIA
L’affaire se tasse, la vie reprend son cours… jusqu’en 2009. Cette année sort A Terrible Mistake écrit par Hank Albarelli, un journaliste indépendant américain. Le livre raconte son enquête sur le mystérieux suicide de Frank Olson. En 1953, ce scientifique affilié à la CIA s’est défenestré après une ingestion accidentelle du LSD. En outre, Frank Olson serait impliqué dans de terribles recherches pilotées par la célèbre agence de sécurité américaine. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la CIA mène en effet plusieurs programmes secrets, notamment sur l’utilisation de différentes drogues à des fins de lavage de cerveau et de contrôle mental.
Néanmoins, quand Hank Albarelli parcourt des documents déclassifiés concernant les recherches de Frank Olson, le journaliste tombe sur une série de transcriptions troublantes. Dans l’une d’entre elles serait évoqué « le secret de Pont-Saint-Esprit ». Une autre raconterait qu’à la suite de l’échec d’une pulvérisation aérienne de LSD sur la petite ville du sud de la France, un empoisonnement par des produits locaux aurait été privilégié par la CIA. La découverte d’Hank Albarelli fait grand bruit et rouvre « l’affaire du pain maudit » en lui donnant une aura encore plus mystérieuse teintée de théorie du complot.
Les recherches de Frank Olson ont été détruites dans les années 70 par le gouvernement américain. Cette perte rend impossible toute certitude sur l’implication de la CIA dans « l’affaire du pain maudit » de Pont-Saint-Esprit. Des doutes subsistent néanmoins quant à la théorie développée par Hank Albarelli. Par exemple, le LSD ne provoque pas de symptômes intestinaux, et encore moins d’hallucinations sur le temps long. De quoi ébranler ce scénario digne d’un blockbuster ! Le mystère reste donc entier.