Dans l’univers des défis culinaires extrêmes, une spécialité suédoise règne en maître absolu sur le royaume des odeurs répugnantes. Le surströmming, littéralement « hareng aigre », détient le record mondial officieux de l’aliment le plus malodorant de la planète. Si nauséabond que son ouverture nécessite des précautions dignes d’un laboratoire de chimie, ce mets traditionnel scandinave fascine autant qu’il dégoûte. Mais derrière cette réputation sulfureuse se cache une science fascinante, où fermentation bactérienne et traditions séculaires s’entremêlent pour créer l’un des phénomènes gastronomiques les plus extrêmes au monde.
Une tradition née de la nécessité
L’histoire du surströmming plonge ses racines dans les épreuves du 16e siècle suédois. Pendant la guerre de libération menée par le roi Gustav Vasa, une pénurie critique de sel frappa le royaume nordique. Face à cette crise, les populations côtières du nord de la Suède durent improviser des méthodes de conservation alternatives pour leurs prises de hareng de la Baltique.
Cette contrainte historique donna naissance à une technique révolutionnaire : utiliser une saumure extrêmement faible, ne contenant que 17% de sel contre les 20-25% habituels pour la conservation traditionnelle. Cette économie de sel transforma radicalement le processus de fermentation, créant involontairement l’un des aliments les plus controversés de l’histoire culinaire européenne.
La légende raconte même que les Suédois, peu convaincus par leur propre invention, tentèrent de refiler leurs barils de poisson étrangement fermenté aux Finlandais voisins. Contre toute attente, certains apprécièrent cette saveur inédite, garantissant la pérennité de cette recette pour les siècles à venir.
Un processus de fermentation scientifiquement orchestré
La fabrication du surströmming relève d’une véritable symphonie microbienne. Les harengs fraîchement pêchés subissent d’abord une décapitation chirurgicale, mais conservent précieusement leurs œufs, sources d’enzymes essentielles au processus de fermentation.
L’étape cruciale commence dans d’immenses fûts où les poissons baignent dans leur saumure légère à une température soigneusement contrôlée entre 15 et 18°C. Cette plage thermique constitue un environnement idéal pour certaines souches bactériennes spécifiques, qui entament alors leur travail de transformation biochimique.
L’activité microbienne devient si intense que les barils commencent littéralement à bouillonner. Les gaz produits atteignent une pression telle que des robinets spéciaux doivent être installés pour éviter des explosions spectaculaires. Après douze semaines de cette fermentation tumultueuse, les harengs partiellement transformés sont transférés dans des conserves hermétiques où ils poursuivent leur maturation pendant une année entière.

La science derrière l’odeur légendaire
En 2020, une équipe de chercheurs italiens de l’Université polytechnique des Marches a percé les mystères chimiques du surströmming. Leur analyse révèle un écosystème bactérien d’une complexité remarquable, dominé par Halanaerobium praevalens, une bactérie spécialisée dans les environnements salins et pauvres en oxygène.
Cet univers microbien comprend également des colonies significatives d’Alkalibacterium gilvum, de Carnobacterium, de Tetragenococcus halophilus et de Clostridiisalibacter. Ensemble, ces organismes orchestrent une production massive d’acides organiques : lactique, propionique et butyrique, accompagnés du redoutable sulfure d’hydrogène.
Cette cocktail chimique explique l’arôme si particulier du surströmming, souvent comparé à un mélange d’œufs pourris, de fromage vieilli, d’ammoniaque et d’aisselles négligées. Paradoxalement, cette même acidité protège le produit fini en créant un pH hostile aux bactéries pathogènes comme la salmonelle, la listeria ou la toxine botulique.
L’art de consommer l’inconsommable
Malgré sa réputation terrifiante, le surströmming possède ses amateurs inconditionnels. Le secret réside dans une technique de dégustation ancestrale qui transforme l’épreuve en plaisir gustatif authentique.
La première règle d’or consiste à ne jamais ouvrir une conserve de surströmming dans un espace clos. L’ouverture s’effectue idéalement sous l’eau dans un seau extérieur, permettant de contenir à la fois les projections gazeuses sous pression et une partie des effluves olfactives.
Une fois rinçé et vidé, le hareng fermenté trouve sa place dans un tunnbröd beurré, ce pain plat légèrement sucré typiquement suédois. L’accompagnement traditionnel comprend des pommes de terre aux amandes finement tranchées et des oignons hachés, créant un équilibre gustatif qui tempère l’intensité du poisson.
Les connaisseurs recommandent formellement de ne jamais tenter l’aventure en solitaire. Le surströmming se déguste en groupe, accompagné de généreuses rasades de bière et de liqueur traditionnelle, transformant le défi culinaire en rituel social convivial.
Cette spécialité extrême illustre parfaitement comment les contraintes historiques peuvent donner naissance aux traditions les plus surprenantes, prouvant que la gastronomie ne connaît décidément aucune limite.
