Sur la côte jurassique britannique, un collectionneur a déterré quelque chose d’extraordinaire : un reptile marin préservé dans un état si parfait qu’il semblait figé dans le temps. Mais ce fossile allait passer plus de deux décennies dans l’oubli administratif d’un musée canadien avant que quelqu’un ne comprenne enfin qu’il représentait la clé manquante d’un mystère vieux de 190 millions d’années. L’histoire de sa redécouverte est presque aussi fascinante que la créature elle-même.
Un dragon surgit de la falaise
Chris Moore connaît les falaises du Dorset comme sa poche. Collectionneur de fossiles aguerri, il a déjà à son actif la découverte d’un crâne colossal de pliosaure qui avait fait sensation. Mais ce jour-là, c’est un fragment de vertèbre caudale qui attire son attention, dépassant à peine de la roche.
Ce qui commence comme une excavation de routine se transforme rapidement en quelque chose d’exceptionnel. Les vertèbres s’enchaînent, révélant d’abord les nageoires postérieures, puis la cage thoracique, les nageoires antérieures, et finalement le crâne. Un crâne intact, préservé en trois dimensions complètes, là où la plupart des fossiles d’ichtyosaures s’écrasent en galettes bidimensionnelles sous le poids des sédiments.
L’animal mesure trois mètres de long. Son museau s’étire en une lame démesurée, hérissée de centaines de dents minuscules et acérées. Ses orbites oculaires, massives et parfaitement conservées, semblent encore scruter les profondeurs marines. Moore vient de mettre au jour un prédateur du Jurassique dans un état de conservation rarissime : le Dragon-Épée du Dorset venait de ressurgir après 190 millions d’années de sommeil.
La vase toxique qui préserve l’éternité
Cette préservation exceptionnelle n’est pas un hasard. À l’époque du Pliensbachien, la région était une mer tropicale peu profonde, grouillante de vie. Ammonites, bélemnites et poissons en tous genres constituaient un garde-manger idéal pour les ichtyosaures qui patrouillaient ces eaux chaudes.
Mais sous cette abondance se cachait un piège mortel devenu aujourd’hui une bénédiction pour les paléontologues : des fonds marins anoxiques, totalement dépourvus d’oxygène. Quand un animal mourait et coulait, il s’enfonçait dans une vase toxique où aucun charognard, aucune bactérie aérobie ne pouvait venir perturber sa décomposition. Les corps restaient intacts, figés dans leur posture finale, attendant que la fossilisation opère sa lente alchimie minérale.
C’est dans cet environnement hostile à la vie mais favorable à la préservation que le Dragon-Épée a trouvé son tombeau. Et son miracle.

Vingt-quatre ans dans les limbes scientifiques
L’histoire prend alors un tournant inattendu. Moore expédie le spécimen au Musée royal de l’Ontario, où officie le docteur Chris McGowan, sommité mondiale de l’étude des ichtyosaures. C’est la procédure habituelle : confier une découverte majeure aux experts qui sauront l’analyser.
Sauf que le fossile n’est jamais catalogué. Pourquoi ? Personne ne le sait vraiment. Le spécimen reste là, quelque part dans les réserves du musée, pendant que McGowan poursuit sa carrière puis part à la retraite. Vingt-quatre années s’écoulent. À l’échelle géologique, ce n’est rien. À l’échelle humaine, c’est presque une génération.
C’est le docteur Dean Lomax, collègue et successeur de McGowan dans le domaine de l’ichtyologie, qui finit par demander à Moore s’il peut examiner le spécimen. L’analyse révèle alors ce que personne n’avait encore compris : il s’agit d’une espèce entièrement nouvelle pour la science, baptisée Xiphodracon goldencapensis.

La pièce manquante d’un puzzle évolutif
Mais la véritable importance de cette découverte dépasse largement la simple description d’une nouvelle espèce. Ce fossile, récemment décrit dans Papers in Palaeontology, comble un vide béant dans notre connaissance de l’évolution des ichtyosaures.
Les paléontologues possèdent des milliers de spécimens complets ou quasi-complets datant d’avant et d’après le Pliensbachien. Mais pour cette période précise, située il y a 190 millions d’années, les fossiles sont pratiquement inexistants. Or, c’est exactement à ce moment que survient un événement mystérieux : un bouleversement massif et complexe de la faune terrestre et marine, accompagné d’une transformation majeure dans l’évolution des ichtyosaures.
Que s’est-il passé ? Personne ne le sait avec certitude. Et c’est précisément ce qui rend le Dragon-Épée si précieux. Il représente un témoin direct de cette transition énigmatique, une fenêtre ouverte sur un moment charnière où quelque chose a profondément modifié les écosystèmes jurassiques.
Lomax souligne les caractéristiques uniques du spécimen : ce rostre extraordinairement long en forme d’épée, ces yeux démesurés qui devaient scruter les profondeurs obscures, et surtout cet os lacrymal autour des narines dont la structure n’a jamais été observée chez aucun autre ichtyosaure connu.
Un second spécimen a depuis été identifié, exposé au Charmouth Heritage Coast Centre et surnommé « Gonzo » en raison de sa mâchoire tordue. Deux individus d’une espèce qui remplissent enfin un chapitre manquant de l’histoire du Jurassique. Après 190 millions d’années de silence, et 24 ans d’oubli administratif, le Dragon-Épée du Dorset livre enfin ses secrets.
