Dans les eaux calmes de la mer Baltique, un dauphin solitaire, surnommé Delle par les habitants du Danemark, trompe l’isolement en émettant des sons étonnamment variés et complexes. Cette découverte, réalisée par une équipe de chercheurs dirigée par la Dr Olga Filatova de l’Université du Danemark du Sud, offre un aperçu fascinant de la psychologie et des capacités de communication d’un animal notoirement social lorsqu’il est confronté à une solitude prolongée.
Un dauphin social dans un monde silencieux
Né en 2007 au sein d’un groupe bien étudié au large de l’Écosse, Delle évolue seul en mer Baltique depuis environ quatre ans. Ses congénères les plus proches se trouvent à des centaines de kilomètres, au large de l’Allemagne ou de la côte écossaise. À ces distances, même les sons portés par les profondeurs sous-marines ne peuvent atteindre ces compagnons éloignés. Les dauphins, des animaux sociaux par excellence, évoluent généralement en groupes où la communication joue un rôle essentiel dans la recherche de nourriture, la défense contre les prédateurs et les interactions sociales. Pourtant, Delle a appris à vivre seul, une situation exceptionnelle qui intrigue les chercheurs.
Les observations habituelles des dauphins en captivité montrent que ces derniers tentent parfois de communiquer avec leurs soigneurs humains, ce qui brouille ainsi les pistes sur leur comportement naturel en cas d’isolement. Delle, qui vit dans son environnement naturel à Svendborgsund, au sud du Danemark, offre donc une occasion unique d’étudier comment un dauphin s’adapte socialement et vocalement lorsqu’il est privé de toute compagnie.
Un dauphin qui parle tout seul ?
Pendant deux mois, l’équipe du Dr Filatova a écouté les sons produits par ce dauphin à l’aide d’un enregistreur sous-marin placé à proximité de l’un de ses lieux de prédilection, malgré le bruit ambiant d’un terminal de ferry voisin. Les résultats ont surpris les chercheurs : au lieu de se taire en l’absence de récepteurs, comme on aurait pu s’y attendre, Delle était particulièrement bavard. Il produisait des sons variés, mêlant sifflements et impulsions en rafales, dans des séquences rythmiques qui ressemblaient à celles utilisées par les dauphins pour communiquer en groupe.
Toutefois, ce n’est pas tout. Contrairement à la règle généralement observée chez les dauphins, selon laquelle chaque individu utilise un sifflement distinctif pour se faire reconnaître, Delle en a créé trois différents. Les chercheurs suggèrent que cette diversité vocale pourrait refléter un besoin intrinsèque d’interaction sociale.
Solitude ou exploration sociale ?
Les chercheurs avancent plusieurs hypothèses pour expliquer le comportement de Delle. L’une d’elles est que ses vocalisations sont un sous-produit de son besoin social inné, même en l’absence de pairs pour l’écouter. Certains spéculent même que ce dauphin invente peut-être des compagnons imaginaires pour combler son isolement, une hypothèse qui, bien que difficile à prouver, rappelle les stratégies humaines face à la solitude. Une autre possibilité, plus triste, est que ces sons soient des expressions involontaires de détresse émotionnelle. Enfin, il est envisageable que les vocalisations de Delle aient une fonction qui dépasse la simple communication directe, comme l’autostimulation ou le maintien d’un comportement social appris.
Par ailleurs, Delle a produit des combinaisons sonores inhabituelles qui associent parfois deux sifflements ou un sifflement à un son de basse fréquence. Au moins l’un de ces signaux semble unique et n’a jamais été observé chez d’autres dauphins. Ce comportement pourrait indiquer une exploration acoustique ou une tentative de développer de nouveaux modes d’expression.
Bien que quelques nageurs humains et des marsouins communs aient croisé la route de Delle, les chercheurs n’ont trouvé aucune preuve que ses vocalisations leur soient destinées. Cela renforce l’idée que ces sons sont peut-être produits davantage pour lui-même que pour d’éventuels auditeurs.
Une énigme aux multiples facettes
Ce dauphin soulève donc autant de questions qu’il apporte de réponses. Pourquoi a-t-il quitté son groupe d’origine ? Était-ce par choix ou a-t-il été rejeté ? Ses vocalisations sont-elles le signe d’une grande résilience ou d’une détresse sous-jacente ? Ces nombreuses interrogations font de ce dauphin solitaire un sujet de fascination scientifique.
Au-delà de son cas singulier, Delle offre une fenêtre sur la façon dont les dauphins et plus largement les animaux sociaux réagissent à l’isolement. Son histoire nous rappelle également que la communication, qu’elle soit destinée à d’autres ou à soi-même, est un besoin fondamental qui transcende les espèces, ce qui alimente notre compréhension des liens entre sociabilité, langage et intelligence.