En 1974, une découverte fascinante a eu lieu dans le sol d’un cratère volcanique : des pigments rouges produits par des bactéries terrestres ont révélé l’existence de biomolécules complexes appelées naphtocyclinones. Ces composés, appartenant à une famille d’antibiotiques aux propriétés biologiques prometteuses, ont immédiatement attiré l’attention des scientifiques. Cependant, leur synthèse artificielle s’est révélée un véritable casse-tête qui a tenu les chercheurs en échec pendant près de cinq décennies. Un demi-siècle plus tard, une équipe de scientifiques japonais de l’Institute of Science Tokyo, dirigée par le professeur associé Yoshio Ando, a enfin relevé ce défi. Cette percée ouvre ainsi la voie à de nouvelles applications médicales, biologiques et environnementales.
Une structure moléculaire complexe, un défi de la chimie
La difficulté de synthétiser les naphtocyclinones réside dans leur structure moléculaire sophistiquée. Ces molécules sont composées de deux blocs de construction appelés monomères A et B, reliés par un pont chimique complexe connu sous le nom de noyau bicyclo[3.2.1]octadiénone. Ce noyau, qui lie les deux monomères, impose des contraintes spatiales très précises : les atomes doivent être positionnés avec une orientation spécifique et la formation de sous-produits indésirables doit être évitée.
De plus, les étapes de synthèse nécessitent une stéréosélectivité rigoureuse. Cela signifie que les réactions chimiques doivent produire une organisation précise des groupes d’atomes dans l’espace, un aspect crucial pour obtenir des molécules fonctionnelles.
Ces exigences élevées ont rendu la tâche extrêmement complexe. Pendant des décennies, aucune stratégie ne semblait capable de surmonter simultanément tous ces défis, jusqu’à l’approche révolutionnaire adoptée par l’équipe du professeur Ando.
Une méthode innovante : penser à rebours
Pour résoudre ce problème, les chercheurs ont utilisé une approche dite d’analyse rétrosynthétique, une technique qui consiste à remonter le temps en décomposant la molécule cible (ici, la β-naphtocyclinone) en éléments précurseurs plus simples. Une fois ces composants identifiés, ils ont alors conçu un plan détaillé pour les assembler en respectant les contraintes structurelles.
L’équipe a développé une méthode en deux étapes pour relier les monomères A et B et former le noyau bicyclo[3.2.1]octadiénone. Ces étapes incluaient une addition catalysée par le rhodium et une cyclisation réductrice utilisant des composés soufrés. Par ailleurs, les chercheurs ont innové en concevant une molécule intermédiaire commune, à partir de laquelle ils pouvaient facilement dériver les deux monomères. Cette simplification a rendu le processus plus efficace et reproductible.
Le résultat est la synthèse réussie de la β-naphtocyclinone avec un rendement d’au moins 70 % à chaque étape, un exploit impressionnant dans le domaine de la chimie organique. En utilisant une technique supplémentaire appelée lactonisation oxydative, l’équipe a ensuite transformé la β-naphtocyclinone en γ-naphtocyclinone avec un rendement remarquable de 87 %.
Des implications prometteuses pour la science et la médecine, notamment les antibiotiques
L’un des points clés de cette avancée est que les molécules synthétisées en laboratoire sont identiques aux naphtocyclinones naturelles, comme le confirment des analyses spectrales. Cette réussite ouvre des perspectives importantes dans plusieurs domaines.
D’une part, les naphtocyclinones pourraient être utilisées pour développer de nouveaux antibiotiques, essentiels pour lutter contre la résistance croissante aux traitements actuels. Leur structure chimique complexe pourrait également inspirer la conception d’autres composés biologiquement actifs.
D’autre part, cette méthode de synthèse fournit un outil précieux pour les chimistes, car elle pourrait être adaptée pour produire des composés apparentés à la naphtocyclinone ou d’autres biomolécules complexes. « Nous avons démontré une stratégie concise pour la synthèse d’hétérodimères, qui pourrait servir de modèle pour d’autres travaux similaires », explique Yoshio Ando. Les travaux de son équipe ouvrent donc la voie à une nouvelle ère de créativité en chimie organique.
Enfin, la disponibilité accrue de ces composés grâce à cette méthode pourrait faciliter leur utilisation dans des études biologiques ou environnementales, élargissant ainsi leur potentiel d’application.
Après 50 ans d’efforts, la synthèse des naphtocyclinones est donc une victoire symbolique et pratique pour les chercheurs en chimie organique. L’approche novatrice développée par l’équipe japonaise résout non seulement un casse-tête scientifique, mais ouvre également des perspectives excitantes pour le développement de nouveaux traitements antibiotiques et la compréhension des biomolécules complexes.