Enfouis sous les ruines d’habitations vieilles de près de cinq millénaires, les ossements d’animaux oubliés livrent aujourd’hui un récit étonnant. À Tell eṣ-Ṣâfi, en Israël, site de l’antique ville de Gath, des archéologues ont exhumé les restes de quatre ânes enterrés avec soin, dans des positions étrangement ritualisées. L’un d’eux, décapité, avait la tête placée sur son abdomen. Tous avaient les membres liés. Mais ce n’est pas leur posture qui intrigue le plus. Ces ânes ne venaient pas de Canaan. Ils venaient d’Égypte.
La découverte, publiée dans la revue PLOS ONE, éclaire d’un jour nouveau les pratiques culturelles, économiques et symboliques du Proche-Orient ancien, vers 2900 à 2550 av. J.-C., durant ce que l’on appelle l’âge du bronze ancien III. À l’époque, l’Égypte vivait l’Ancien Empire, une période de puissance centralisée et d’expansion, marquée par la construction des grandes pyramides. En Canaan, les sociétés urbaines commençaient à émerger, animées par un commerce régional dynamique. Et au cœur de ces échanges : l’âne.
Une scène figée dans la pierre
Le premier âne a été mis au jour en 2010. Sa tête avait été méticuleusement détachée puis déposée face au corps, sur l’abdomen. Trois autres ânes ont été découverts par la suite, eux aussi sacrifiés, les membres attachés, les crânes tournés vers l’est — en direction du soleil levant. Tous étaient enterrés sous les sols de maisons, ce qui suggère un lien entre le sacrifice et la fondation de l’habitation. Il pourrait s’agir d’un rituel d’inauguration, visant à protéger le foyer ou à en affirmer le prestige.
Les analyses isotopiques menées sur l’émail de leurs dents ont révélé un détail inattendu : ces ânes n’étaient pas nés à Gath, ni même dans le Levant. Ils avaient grandi dans la vallée du Nil, sur les rives égyptiennes. Cette découverte rend leur présence encore plus singulière, car transporter un animal de cette taille sur des centaines de kilomètres impliquait un investissement considérable.

L’ombre de l’Égypte sur les collines cananéennes
Pourquoi importer des ânes d’Égypte pour les sacrifier à Gath ? Pour Elizabeth Arnold, anthropologue et archéologue environnementale à l’université d’État de Grand Valley (Michigan), il s’agirait d’une démonstration de pouvoir économique et politique. Dans un monde où les ânes étaient essentiels à l’agriculture, au transport de marchandises et aux activités commerciales, en sacrifier un relevait déjà du luxe. Mais en immoler des femelles jeunes et fertiles, venues d’un royaume lointain et prestigieux, le geste devenait une affirmation de richesse et d’influence.
« C’est un peu comme brûler des billets de banque », commente-t-elle en substance. D’autant plus que les ânesses avaient une valeur reproductive, et donc économique, accrue. Leur origine étrangère soulignait les liens commerciaux privilégiés que les habitants de Gath entretenaient avec l’Égypte, alors à l’apogée de sa puissance. Le sacrifice devenait ainsi un acte politique et rituel, renforçant l’image d’un lignage ou d’un chef local comme partenaire digne d’intérêt pour les grandes puissances de l’époque.
Un commerce ancien, des pratiques codifiées
Les archéologues ont également comparé ces ânes sacrifiés à d’autres animaux retrouvés sur le site : un âne, un mouton et une chèvre. À l’exception de cette dernière, également originaire d’Égypte, tous étaient nés localement. Mais la chèvre n’a reçu aucun traitement funéraire particulier, ce qui laisse penser qu’elle faisait partie du cheptel de voyage, servant peut-être de nourriture lors d’un long trajet.
Au-delà de la simple énigme archéologique, ces découvertes renforcent une idée déjà bien ancrée chez les spécialistes : les équidés ne servaient pas seulement à tirer des charrettes ou à transporter des biens. Ils occupaient une place de choix dans les échanges culturels, les cérémonies rituelles et l’affichage de statut social.
Quand les os parlent
Chaque fragment d’os, chaque orientation de crâne, chaque lien de corde fossilisé nous rapproche un peu plus de ces sociétés anciennes, complexes et interconnectées. Loin des grands récits héroïques ou des pyramides monumentales, ce sont parfois des gestes silencieux — enterrer un âne sous une maison — qui racontent le mieux la richesse d’une civilisation.
Alors que l’équipe poursuit ses fouilles à Gath, une chose est sûre : ces ânes venus du Nil n’étaient pas de simples bêtes de somme. Ils étaient des messagers sans voix d’un monde ancien où les routes commerciales étaient aussi des ponts spirituels, et où le sacrifice d’un animal pouvait sceller bien plus qu’un rite. Il pouvait signer un pacte entre deux mondes.
