Trois eurodéputés français de plusieurs groupes politiques européens, Anne-Sophie Pelletier (The Left), Pierre Larrouturou (SetD) et Michèle Rivasi (Verts), récemment décédée, ont rendu public un Livre Blanc sur l’influence des lobbys du tabac au sein de la Commission européenne. Un document édifiant, corédigé avec des scientifiques et militants associatifs, dont l’ACT française, le Smoke Free Partnership, qui regroupe une cinquantaine d’associations européennes ou encore l’Université anglaise de Bath. Un travail majeur, qui aspire à servir de base pour la future politique antitabac à l’échelle de l’Union européenne.
Des dépenses de lobbying record pour les industriels du tabac…
Ce sont deux textes fondateurs de la lutte contre le tabac. La directive sur les produits du tabac (TPD) et celle sur la taxation du tabac (TTD). La révision de la seconde devait advenir en décembre 2022. Celle de la première est bloquée depuis 2019, malgré les promesses d’Ursula von der Leyen. « Des engagements qui n’ont jusqu’ici pas été suivi d’effets et compromettent l’objectif de l’Union Européenne d’une génération sans tabac en 2040, soit d’atteindre une prévalence de 5 % de fumeur », s’inquiète Génération Sans Tabac. Et pour cause : hausse des prix des paquets, traçabilité indépendante des cigarettiers ou encore harmonisation de la fiscalité entre les différents pays pour limiter le commerce parallèle frontalier… Autant de mesures potentiellement contenues dans ces révisions qui, déployées à l’échelle européenne, pourraient constituer un cataclysme économique pour les industriels du tabac. Et accélérer le déclin de la prévalence tabagique sur le très stratégique marché européen.
Reportée à plusieurs reprises, ces projets de refonte dorment encore dans les bureaux de la Commission européenne, malgré la pression des organisations de lutte contre le tabagisme. Quant à la version non-officielle de révision du texte proposée par la Commission qui circule en coulisses à Bruxelles, elle est jugée largement insuffisante, selon Génération Sans Tabac. En cause ? La puissance des lobbys du tabac à Bruxelles, selon les eurodéputés, associatifs et scientifiques à l’origine du Livre Blanc, qui évaluent entre 10 et 13 millions d’euros les dépenses des industriels auprès des institutions européennes pour la seule année 2021, reprenant ainsi les données fournies par le réseau Smoke Free Partnership. « Un pic jamais atteint jusqu’ici », alerte le réseau de lutte contre le tabac, alors que les eurodéputés estiment qu’elles constituent « un frein réel » à la mise en œuvre de mesures plus volontaristes. Selon les auteurs du Livre Blanc, 160 lobbystes du tabac travailleraient aujourd’hui à Bruxelles. « Ils étaient 200 au Parlement européen en 2013, pendant la rédaction de la première version de la TPD, soit un lobbyste pour 3,5 députés », poursuivent les auteurs du Livre Blanc.
… et des rapports biaisés
Ce sont aussi les campagnes de communication des industriels qui sont visées par les eurodéputés. Et là encore, la liste des griefs est longue. Parmi eux, la surestimation de la contrefaçon de cigarettes dans des rapports biaisés commandés à des cabinets de conseil, comme KPMG. « Ce document est un outil de lobbying créé et intégralement financé par des géants du tabac pour la somme annuelle de 11 millions d’euros », s’indigne ainsi l’Alliance Contre le Tabac (ACT) et sert de fondement à la lutte contre les hausses successives des prix du paquet, « reconnues par l’OMS comme étant le levier le plus efficace pour faire reculer ce commerce mortifère qui tue un consommateur sur deux », selon l’ACT.
La médiatrice européenne sort les crocs contre le lobby du tabac
Les eurodéputés ne sont pas les seuls à être irrités par les manœuvres de l’industrie du tabac. Début avril, c’est la médiatrice européenne, Emily O’Reilly, qui est sortie de sa réserve. « Car tous les décès causés par le tabagisme sont évitables, il devrait y avoir une forte volonté non seulement de freiner la consommation mondiale de tabac, mais encore de protéger les processus décisionnels publics des effets néfastes du lobbying en faveur du tabac », estime-elle, jugeant « déconcertant » le manque de transparence liées à certaines réunions entre des fonctionnaires européens et des lobbyistes du tabac.
La médiatrice européenne avait, depuis plusieurs mois, les industriels du tabac dans le viseur. Elle avait notamment annoncé lancer une enquête après le cas Jan Hoffmann, un fonctionnaire européen parti occupé un poste de lobbyiste en chef chez Dentsu, qui opère le très contesté système européen de traçabilité des produits du tabac, critiqué notamment pour sa proximité avec les cigarettiers.
Plusieurs propositions majeures
Loin d’être uniquement un rapport à charge, les eurodéputés ont lancé aussi plusieurs recommandations. Ils exigent notamment la publication dès cet été par la Commission européenne des propositions de révision des directives sur la taxation de tabac, la fin immédiate des « accords de coopération » signés entre UE et fabricants de tabac, l’ouverture d’une enquête sur les soupçons de conflits d’intérêts et de trafic d’influence de l’affaire Dentsu / Jan Hoffmann ou encore la mise en œuvre de quotas de livraison et d’une traçabilité indépendante. Aujourd’hui confiée à Codentify, système européen de traçabilité opéré par Dentsu Tracking, il est jugé trop proche des cigarettiers par ses nombreux détracteurs, alors que les auteurs du Livre Blanc déplorent « l’histoire trouble de Codentify, le système de traçabilité développée il y’a presque 20 ans par les cigarettiers ». Coupables de plus de 700 000 morts évitables par an en Europe, les industriels du tabac ont encore leurs entrées à Bruxelles. Mais, sous la pression des eurodéputés et des associations, les portes de la Commission pourraient -un jour- se fermer.