Chaque année, un spectacle invisible mais titanesque se déroule sous la surface des océans. Les baleines à bosse migrent sur des milliers de kilomètres, traversant l’hémisphère Sud dans un silence chargé d’effort. Ce périple, pourtant essentiel à leur survie, s’accompagne d’un bouleversement physiologique qui intrigue les scientifiques : une perte de poids vertigineuse, équivalente à plus du tiers de leur masse corporelle, sans que leur santé n’en soit affectée.
Une migration hors norme
Les baleines à bosse (Megaptera novaeangliae) sont connues pour leurs chants envoûtants et leurs sauts spectaculaires. Mais derrière cette image de géants pacifiques se cache une stratégie de survie parmi les plus extrêmes du règne animal. Chaque année, elles quittent les eaux glacées et riches en nourriture de la péninsule Antarctique pour rejoindre les eaux tropicales, où elles se reproduisent et mettent bas. Un voyage de plus de 8 000 kilomètres… sans s’alimenter.
Ce jeûne prolongé, qui peut durer jusqu’à deux mois, oblige l’animal à puiser intensément dans ses réserves de graisse. Pour mieux comprendre les effets de cette migration sur leur corps, une équipe de chercheurs de l’Université Griffith, en Australie, a suivi 103 baleines grâce à une méthode de pointe : la photogrammétrie par drone. Les données qu’ils ont recueillies révèlent une réalité saisissante.
Perdre 11 tonnes en deux mois, sans danger
Les résultats de l’étude sont sans appel : les baleines à bosse perdent jusqu’à 36 % de leur masse corporelle pendant leur migration. Cela représente en moyenne plus de 11 000 kg de graisse par individu, soit le poids combiné de deux éléphants adultes. Une performance métabolique stupéfiante, qui équivaudrait chez l’humain à perdre plus de 30 kg en moins de deux mois — sans provoquer de dégradation musculaire ou organique.
Pour atteindre une telle réserve énergétique, les baleines doivent consommer des quantités colossales de krill antarctique : près de 57 000 kg par saison. Autrement dit, quelque 28,5 millions de ces minuscules crustacés sont nécessaires à une seule baleine pour « faire le plein » avant le départ. Cette stratégie dite de « festin et jeûne » est unique par son ampleur et sa régularité.

Une physiologie taillée pour l’extrême
Contrairement à l’humain, la baleine dispose d’un métabolisme particulièrement bien adapté à la mobilisation de ses graisses. Ses tissus adipeux, bien plus denses et énergétiques que les nôtres, sont conçus pour libérer une grande quantité de calories sans provoquer de carences. Les organes vitaux continuent de fonctionner normalement, et les femelles peuvent même mettre bas en pleine période de jeûne, preuve de leur incroyable robustesse physiologique.
L’énergie dépensée au cours de la migration équivaut à la consommation calorique d’un être humain sur plus de 60 ans. Pourtant, les baleines en ressortent capables de se reproduire, d’allaiter leurs petits et de repartir, plusieurs mois plus tard, vers l’Antarctique pour recommencer ce cycle annuel.
La menace qui plane sous la surface
Mais cette stratégie de survie, aussi impressionnante soit-elle, repose sur une condition fragile : l’abondance du krill. Or, les populations de ce petit crustacé sont en déclin, affectées par la fonte rapide des glaces en Antarctique et la surexploitation des ressources marines. Ce recul du krill a déjà des répercussions sur d’autres espèces dépendantes, comme les manchots à jugulaire ou les manchots papous. Mais pour les baleines, dont la survie repose presque exclusivement sur ces apports massifs avant la migration, les conséquences pourraient être bien plus dramatiques.
Les chercheurs soulignent que les baleines arrivent aux tropiques dans un état de fatigue avancée, comptant sur leurs réserves pour survivre et se reproduire. Si ces réserves diminuent, leur fertilité, la croissance des veaux et même leur capacité à entreprendre le voyage retour pourraient être compromises.
Quand la technologie éclaire les géants des mers
Cette étude, publiée dans la revue Marine Mammal Science, illustre aussi comment la technologie permet de mieux comprendre le comportement d’animaux difficiles à observer. Grâce à l’imagerie par drone, les scientifiques peuvent désormais mesurer avec précision l’évolution de la condition physique de ces mammifères marins sur plusieurs mois, sans les perturber.
Ces données sont précieuses pour les biologistes, mais aussi pour les politiques de conservation. En identifiant clairement le lien entre la santé des baleines et la disponibilité du krill, les chercheurs mettent en lumière un écosystème d’une extrême sensibilité aux changements climatiques.
