10 000 générations sans innover : quand nos ancêtres refusaient obstinément le progrès dans un monde en perpétuelle évolution

Pendant 300 000 ans, sur un seul et même site au Kenya, nos ancêtres hominidés ont fabriqué exactement les mêmes outils en pierre. Pas d’amélioration, pas d’évolution, pas d’innovation. Génération après génération, ils ont reproduit à l’identique une technologie vieille de près de 3 millions d’années, alors même que le monde autour d’eux se transformait radicalement. Cette découverte archéologique extraordinaire du site de Nomorotukunan, rapportée dans Nature Communications, nous force à repenser notre vision linéaire du progrès humain et révèle une vérité dérangeante : nos ancêtres n’étaient pas des inventeurs compulsifs, mais des conservateurs acharnés.

Un palimpseste de pierre qui défie le temps

L’équipe de David Braun, archéologue à l’Université George Washington, a eu la chance rare de tomber sur un trésor taphonomique. À Nomorotukunan, les couches de sédiments fluviaux entremêlées de tuf volcanique ont miraculeusement préservé des strates successives d’outils de pierre couvrant 300 millénaires d’histoire. Les outils les plus anciens remontent à 2,75 millions d’années, ce qui en fait l’un des quatre seuls sites oldowayens au monde à dépasser les 2,6 millions d’années d’ancienneté.

Cette longévité documentaire est exceptionnelle. La plupart des sites archéologiques ne capturent qu’un instantané, une ou deux générations d’hominidés au maximum. Ici, nous disposons d’un film continu montrant environ 10 000 générations successives (en considérant qu’une génération dure environ 30 ans) pratiquant le même artisanat avec une constance stupéfiante.

La technologie qui a traversé les espèces

Les outils oldowayens représentaient la haute technologie de leur époque. Ce sont de simples blocs de pierre de rivière de la taille d’une main, taillés sur une ou deux faces pour obtenir des bords tranchants. Rudimentaires à nos yeux modernes, ils constituaient pourtant une révolution cognitive majeure : la capacité à transformer intentionnellement la matière pour en faire un outil.

Cette technologie a dominé pendant plus d’un million d’années, de 2,9 millions d’années à environ 1,7 million d’années. Une période si vaste qu’elle a vu défiler plusieurs espèces d’hominidés différentes, appartenant même à des genres distincts. Les derniers utilisateurs de ces outils étaient physiquement et comportementalement très éloignés des premiers. Paradoxalement, la technologie elle-même a moins évolué que les êtres qui la maniaient.

Quand le monde s’effondre, on garde ses outils

Ce qui rend Nomorotukunan véritablement fascinant, c’est le contexte environnemental. Les couches de sédiments racontent l’histoire d’une planète en pleine mutation. Le site documente la transition entre le Pliocène chaud et humide et le Pléistocène plus froid et aride. Le pollen fossilisé et les traces microscopiques de plantes révèlent un bouleversement progressif : le marais riverain s’est lentement asséché pour laisser place à une prairie parsemée d’arbustes.

Les hominidés de Nomorotukunan ont affronté des feux de forêt (attestés par les microcharbons dans les sédiments), des sécheresses prolongées, l’assèchement des rivières et le changement complet de leur écosystème. Le climat se dégradait, la nourriture se faisait plus rare, le paysage se transformait. Et pourtant, face à ce chaos environnemental, ils ont continué à fabriquer exactement les mêmes outils, avec la même précision, selon les mêmes techniques.

« Malgré les changements de végétation, la fabrication d’outils est restée stable », souligne Rahab N. Kinyanjui, archéologue à l’Université nationale du Kenya. « C’est ce qu’on appelle la résilience. »

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Crédit : Crédit : Didier Descouens
Choppers oldowayens datant de 1,7 million d’années, provenant de Melka Kunture, en Éthiopie.

L’outil comme bouclier contre l’apocalypse

Cette constance n’était pas de la simple routine. Elle constituait une stratégie de survie. Durant le Pliocène généreux, trouver de la nourriture relevait de la cueillette facile. Mais quand le climat s’est durci, ces outils en pierre tranchante sont devenus vitaux. Ils permettaient de prélever de la viande sur des carcasses, une tâche impossible à mains nues pour notre lignée. Un os découvert sur le site porte d’ailleurs les marques caractéristiques de découpe laissées par ces anciens bouchers.

Les outils servaient également à déterrer et trancher des tubercules ou des racines, ressources cruciales quand la viande se faisait rare. Des bâtonnets de bois taillés ont probablement joué un rôle complémentaire, mais le bois ne survit pas dans les archives géologiques aussi bien que la pierre.

« C’est l’une de nos plus anciennes habitudes : utiliser la technologie pour nous prémunir contre le changement« , résume Dan Rolier, archéologue à l’université d’Utrecht.

Une expertise qui cache des origines plus anciennes

Un détail troublant émerge de l’analyse des outils les plus anciens de Nomorotukunan : ils témoignent déjà d’une maîtrise accomplie. Ces tailleurs de silex savaient précisément où et sous quel angle frapper la pierre, comment choisir les meilleurs matériaux comme la calcédoine à grain fin. Ils ne découvraient pas la taille de pierre, ils la pratiquaient déjà avec expertise.

« Ces découvertes montrent qu’il y a environ 2,75 millions d’années, les hominidés étaient déjà capables de fabriquer des outils en pierre tranchants, ce qui laisse supposer que le début de la technologie oldowayenne est plus ancien qu’on ne le pensait« , explique Niguss Baraki, archéologue à l’université George Washington.

Cette observation ouvre une fenêtre vertigineuse. Des outils de 3,3 millions d’années ont été découverts en 2015 à Lomekwi, au Kenya. Ils ressemblent à des précurseurs maladroits des outils oldowayens : de gros blocs de pierre utilisés comme marteaux, avec quelques éclats intentionnellement détachés. Certains chercheurs y voient une étape intermédiaire entre les marteaux que les chimpanzés actuels utilisent pour casser des noix et les véritables outils taillés.

Susana Carvalho, archéologue du parc national de Gorongosa au Mozambique, va plus loin : « Nos découvertes laissent penser que l’utilisation d’outils pourrait avoir été une adaptation plus répandue chez nos ancêtres primates. »

Autrement dit, notre relation avec la technologie pourrait être bien plus ancienne que notre séparation d’avec les chimpanzés. Nous ne sommes peut-être pas devenus humains parce que nous avons inventé des outils. Nous avions peut-être déjà des outils bien avant de devenir humains.

Brice Louvet

Rédigé par Brice Louvet

Brice est un journaliste passionné de sciences. Ses domaines favoris : l'espace et la paléontologie. Il collabore avec Sciencepost depuis près d'une décennie, partageant avec vous les nouvelles découvertes et les dossiers les plus intéressants.